La tête brûlée d'une allumette
J’habite la cicatrice, la blessure, le sang. J’accuse l’argent, le profit, le capital qui a troqué l’éthique pour le fric, la caresse pour le fric, l’espoir pour la loto, la route pour l’auto. Dans le marais des chiffres quelques bulles irisées remontent à la surface, des théorèmes étranges, des hiéroglyphes de chaleur, des éclairs de génie, des mots qui sonnent juste. La tête brûlée d’une allumette ignore tout du feu qu’elle provoque. Le bonheur est une langue étrangère. Les tombes qu’on fleurit n’échappent pas aux bombes qui fleurissent. Quand il pleut, le soleil se cache dans les yeux des nuages. Mon ange n’a pas d’ailes. Il me donne les mots. Le sens circule dans les phrases comme le sang dans les veines. Perdre son temps révèle un peu d’éternité, un bout de sein, l’éclair d’une cuisse, une mèche de cheveu sur le grand corps du temps. J’ai préféré la nudité, la faim, la colère, la lenteur des bœufs à la vitesse du son, la luciole aux néons, la peinture de l’âme à la pointure de l’homme.
C’est souvent dans les lieux déserts que se produisent les rencontres les plus fructueuses. Il s’y tient toujours quelques chercheurs d’absolu, l’œil rivé sur une fleur ou le pic d’une montagne, des ramasseurs de cailloux, des receleurs de mythes, des glaneurs de rêve. Ils regardent le monde avec les yeux du paysage. Ils caressent l’espace avec les mains du vent. Ils boivent de l’azur entre deux poignées d’arbres. Ils prolongent la marche où la route s’arrête. Les matins s’élargissent et forment la durée. Le temps bat dans ma poitrine, conjuguant tous les verbes du cœur. Cette nuit, la neige a fait taire les vocalises de l’automne. Le tricot se démaille. Le fil conducteur s’est perdu dans la trame des jours. Les bruits du monde s’atténuent. La vacuité n’est qu’apparente. Les sucs se condensent, les parfums se décantent, les racines grandissent, les paramécies prolifèrent sous la dentelle du givre. Comme un aimant friable, la neige tire à elle la moindre des lumières. De chaque côté du vide, il y a toujours un point où l’on touche le plein, un bout de ciel où voler. Pour toucher l’indicible, il n’est pas nécessaire que se passe quoique ce soit. Dans ce silence de glace, je cherche la musique régénérant l’oreille. N’ayant pu m’adapter à nulle muselière, confort, conformité, salaire, de vocable en vocable, j’en suis venu à respirer par les mots. Je ne veux pas écrire avec la pointe acérée de Durer, plutôt l’encre végétale de Bachelard, la prose lapidaire de Char, l’alphabet d’un ruisseau, la tige d’une fleur, la glaise d’un sillon, le mot brèche labourant la syntaxe, la pelle du fossoyeur.
Ce sont toujours les femmes qui affinent les hommes. Leur musique nous permet d’échapper temporairement à la pesanteur. C’est une manière humaine de voler. Ainsi en est-il de la peinture, des mots, de la danse. Le loin n’est jamais au bout du paysage. Il recule avec l’horizon. J’écris pour la beauté des mains, le travail des arbres, le temps mis à éclore, le sourire de ma mère, l’absolu de l’amour. Le soleil se lève sur des épaules rondes, vieilles montagnes râpées, volcans éteints, géants de pierre aux seins de roche. La tête sous la neige, la terre aussi médite. Une petite brise allège la besogne des mots. À l’abri d’un sapin, une mésange couronne l’effort des racines. À chaque éclat de rire, je sors mon cahier. Je jette ma salive sur la blancheur des pages comme une écume cardiaque. Mon crayon gratte derrière l’oreille comme la patte d’un chat. Nu jusqu’au coeur, avec ma langue aux racines latines, aux désinences grecques, sa musique celtique, mon sang d’Indien sous ma visage pâle, la danse de la pluie, la sève de l’hiver dans la moelle des arbres, sa force d’animal, cette part invisible qu’on a prénommée Âme, ma parole vacille au trébuchet des mots. Les montagnes se plient pour entrer dans mon livre.
Je laisse courir mes mains sur le corps du silence. L’âme des morts navigue de ma mémoire vers ma peau. J’écris tôt le matin. Je rature le soir. J’attends les ronces aux yeux de fraise, le pain de l’amitié, la mie des camarades, le rire des moissons dans les éteules épars, les gouttes d’or des arbres après l’hiver mortel, le romantisme des chemins, la tête des tournesols implorant le soleil. Le monde s’ouvre comme un ventre. Je lui donne ma langue. Les mots s’agrippent à l’alphabet comme des mains en coupe sur les seins. Le paysage s’étale sur la toile des yeux. La spatule du vent ébouriffe les arbres. Chaque chose y met du sien, les mouchetures de l’ombre, les rides, les rigoles. Il m’arrive de penser en dehors des mots. J’ouvre mon torse à la lumière, à la pluie, à la neige. Je m’invente un langage d’insectes dans les buissons de l’ombre. Je mêle ma salive à la chair des fruits. Lorsque le littoral des choses assèche le courant, il faut en revenir aux sources souterraines. J’ouvre dans l’œuf un autre nid, un peu de ciel, une attente, un envol. La vie dépasse toujours sa potentialité. Elle ajoute la mort à l’ensemble des gestes.