Le bol du printemps

Publié le par la freniere

Aux prises avec la plume et le papier, avec des mots rincés à la lessive des saisons, j’essuie les ombres portées pâles, les marques sales des doigts sur le comptoir du jour, la lie au fond des verres. J’ajoute un additif sonore aux rêves de la nuit, des grelots sur le cœur, des ailes aux métaphores. Le soleil remplit le bol du printemps, l’assiette du paysage, la soucoupe des yeux. J’écris avec des mots, mais les mots ne sont rien avant qu’on les écrive. Pourtant, ils nourrissent les mains de gestes impossibles, donnent un sens à l’espoir, acheminent le sang jusqu’au cœur de l’écoute. Avec des mots de rien, je peux jouer à la vie, à la feuille, au ruisseau, gambader sur un fil. Est-ce suffisant pour dire ? C’est par la terre que l’arbre s’ouvre sur le ciel. C’est par ses mots que l’homme s’ouvre sur le monde. Son inconscient roule des hanches. Sa cervelle se dresse parcourue d’idées folles. Je grappille les miettes entre la faim du texte et la main qui écrit. Les mots s’accolent aux sens comme la limaille sur l’aimant. J’écris vite sans me relire. Comment tiennent-ils debout ces mots, ces paragraphes, ces pages ? J’ai beau me servir à plus soif, l’armoire des mots ne semble jamais vide. Il y a parfois quelques voyelles qui sautent mais d’autres les remplacent.

        

Chaque matin, j’ouvre un cahier comme on remonte un coucou. Les heures changent selon les mots, les pages, les images. Il faut parfois quelques virgules pour arranger les choses, redresser le tordu, se déploguer du vide. D’une rive à l’autre, le cri cassé des corneilles agite l’eau du lac. Qu’est-ce que je fais avec mon petit crayon mâchouillé par un loup, ma vieille peau de poète, ma cravate de chanvre, mes devoirs d’oiseaux, mes neurones en bouquets, mes tripes à la main, mes poèmes à la con parmi les rabatteurs de rêve, les regrattiers d’espoir, les voleurs de chiffres dans les salles d’attente, les créateurs de vide, les inventeurs de rien, les décapeurs de l’ombre. Je m’extirpe du gras pour n’offrir qu’un os. Mes yeux s’accrochent à la forme des choses, à la couleur du ciel. Je n’ose plus monter là-haut. Là où le sentier forcit d’épaules, au lieu de voir une vingtaine de chevreuils, on n’en voit plus qu’un seul. Il n’y a plus que des oiseaux tout déplumés, des écureuils tout maigres, des urubus affreux donnant la chair de poule, des corneilles à moitié saoules de diesel. Il y a même un flagman électrique attendant je ne sais quoi, les bras en croix comme un illuminé. On éventre la forêt à coups de débusqueuses. Des remugles d’essence ont remplacé la poussière du foin. La douleur des arbres est terrible comme celle des hommes. Je n’ose plus ouvrir mon cahier. Toutes les pages font la gueule. Même mon crayon a mauvaise mine. Deux cent tonnes de béton écrasent les racines. Tout ça pour rien, pour la soif du profit, pour la gloire du préfet ou le face lift d’une autruche.

        

Toute ma vie, je n’ai rien compris, mais j’ai vu la lumière, les sentiments plus importants que la vitesse, la passion qui se transforme en mots. De faux pas en métaphores, je m’avance plus avant sur la page. J’écris pour trouver quelque chose, une étoile, un nuage, un insecte, un papillon monarque en route vers le sud, un peu de ce monde qui m’échappe, pour m’affranchir du réel, susciter le possible et transgresser la mort. Je marche, mes yeux dans les feuillages, les mains dans les poches, le cœur déplié comme une carte routière. Il suffit d’un peu d’âme pour que les bruits des jours se transforment en musique. Chacun sur sa route invente l’écriture, de l’alphabet des pas à la grammaire des gestes, de la syntaxe des neurones à la conjugaison des caresses. Enfant des mots, au-delà des histoires brisées, j’apprends à vivre un peu plus chaque jour. J’oppose au froid du temps le vêtement des mots, la métaphore des routes aux yeux qui marchent sur le vide, le pain de la parole aux rêves affamés. Je bois avec la soif des vivants absolus, tous ceux qui pensent à l’après.

        

Tous ces gens qui se rendent à l’usine, à la banque, à l’église, pour la plupart, c’est une façon de mourir. Armés d’un cellulaire, ils ne parlent plus qu’au vide. Il n’est pas normal qu’en se baignant dans le lac, on parte net et qu’on revienne sale, qu’on soit malade en mangeant une pomme, qu’on se blesse les yeux en regardant le monde, qu’on prévoit l’accident sans pouvoir rien faire comme les anges de Wenders. À chaque jour, j’écris. Je regarde le monde par les yeux verts des bourgeons. Je n’aime pas les fusils, les drapeaux, les horaires. Je ne veux plus qu’on saute sur des mines. Je veux d’une chiquenaude traverser mille kilomètres d’orgueil, d’un simple coup de crayon franchir le fossé de la haine, trouver une place entre les chiffres pour un dessin d’enfant, une caresse, un câlin, raccommoder ce qui mérite l’amour. L’avenir pourrait être beau si on apprennait à vivre le présent. Savoir partager, on n’aurait plus besoin d’argent, de guerre, de pouvoir. Adieu chagrin ! Bonjour soleil ! Je ne suis pas vide. Je pleure sur le plein qui ne demande qu’à naître. De grands arbres autour de moi s’accommodent de ce qui vit et croît. La vérité mystique commence par un geste. Au lieu de réussir, d’amasser de l’argent, de se croire important, nous devrions nous aimer davantage. Depuis le temps qu’on habite la terre, nos racines s’enfoncent dans les crânes et les os. Le haut et le bas se fondent sur la ligne d’horizon. Le soleil, ce matin, est un peintre pointilliste. J’arpente un paysage à la Seurat. Un oiseau qui traverse le ciel me sert de pinceau. Les nuages dérivent sous des formes diverses. Les arbres sont utiles à la beauté du monde. Tous les poèmes sont écrits par des hommes qui aiment. Les choses qu’on fabrique devraient changer de sens et les paroles qu’on prononce nous emmener plus loin. Toute équation humaine doit tendre à l’infini.

Publié dans Prose

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