Le diamètre des sentiments

Publié le par la freniere

L

’abîme continue sa course, entraînant l’horizon vers le pire. Tant de pas anonymes ajoutent à l’épaisseur du sol, il en faut quelques-uns qui marchent de côté. Aux hommes-sandwichs armés de skidoos, j’oppose ma luge et mon crayon, mes raquettes et ma chique d’épinette. Quand on affronte le capital avec des accolades, qu’on brave un canon avec un tire-pois, qu’on saute le mur du son au bras d’un alphabet, qu’on s’attaque aux éoliennes géantes avec un cerf-volant, il faut beaucoup d’espoir et du cœur à l’ouvrage, beaucoup d’hommes debout avec leurs mots d’amour. De la tendresse à la révolte, le vent me pousse d’une phrase à l’autre. Un berger veille en moi recomptant les moutons sur ses alpages de papier. Arpenter l’univers en pouces ou en quasars n’apprend pas à aimer. L’âme se perd dans les chiffres. Elle se retrouve dans les mots. On ne mesure pas le diamètre des sentiments. Il faut être vivant pour écrire le mot mort. Il faut parler pour dire le silence. J’écris à la lueur de l’orage. Le pain des mots prend forme dans le fourneau du cœur. La pâte lève sous la levure de l’encre. Chaque pas est posthume mais fait vivre la route.

         Un monde voué à la marchandise est un corps livré à la barbarie. Lorsque la vache enragée broute en vain le pavé, je m’accroche au viscéral de vivre. Entre les roses rouges et les pigeons, je m’attarde longtemps au pays de Prévert où la terre est parfois si jolie. Je rajoute au boucan quelques mauvaises rimes, quelques lignes au bouquin. Je monte à petit pas vers le haut de la page. J’ajoute quelques marches à l’escalier des mots. L’or du temps s’est réfugié dans le manteau des pauvres. Le printemps pointe son nez dans un désir d’érable. Le pollen s’égosille dans un fracas d’abeilles. La page est blanche comme une assiette. La nourriture m’arrive d’abord en mots. Je mets en bouche ce que les yeux récoltent. L’horizon  m’interroge avec les doigts d’un arbre. Le ciel me répond avec des yeux de fées. Un enfant sème son sourire dans la terre des larmes. L’encrier des salives assaisonne ma voix. Des voyelles font la fête dans la maison des lettres, entre le vert de Monet et le bleu de Van Gogh. C’est de là que je parle en chaussons de virgules, en chemise de thym, en caleçon de vanille. C’est de là que j’écosse les petits pois des mots.

         L’hiver a tricoté un châle bien trop long. Une neige laineuse couvre encore les toits. Je cherche entre les pages la table du partage, l’accolade, la bonté, la beauté. Je cherche pour les hommes un passage d’amour, un verre de tendresse, un panier d’espérance, un pain qui bat et s’ouvre au monde comme un cœur d’enfant. Je regarde le monde par les deux trous ouverts à la hauteur du nez. Il se passe tant de choses qui n’ont pas d’importance, on oublie l’essentiel. À l’entrée de la roche, je guette l’eau de source. J’en appelle au pardon des oiseaux. Consignant les plus petits hasards, d’une feuille qui tombe au passage des ouatures à l’appel des sirènes, je prépare un poème pour habiller le jour. Les arbres se relèvent pour regarder le ciel. Je suis le vent sans savoir où il mène. Je donne la parole à tout ce qui m’entoure. Comme un glaneur qui ne chercherait rien, je découvre un trésor dans une goutte de pluie, un insecte en prière dans une église d’herbes, le sourire de ma mère dans un pot de confiture.

Publié dans Prose

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