Le poids des choses
Le poids des choses écrase l’homme. Je cherche la bonté, un brin d’herbe heureux, une toupie qui n’arrête jamais. Je trouve à peine quelques mots qui ne sont pas salis, un sourire claquant des dents, une main sans personne, l’or d’une phrase parfois. Dans un autre temps, un autre corps, une autre vie, j’ai pris beaucoup de champignons magiques, la drogue des shamans. Il m’en reste peut-être une lueur dans l’oeil, une illumination. Je m’essayais à la prière sans connaître les mots. Aujourd’hui, je connais le regard des phrases, le toucher des paroles. De la mine à l’espoir, je dessine au crayon la lumière intérieure. J’écoute Mozart ou Bach. Les notes vont partout. Elles remplissent le cœur. Le monde s’ouvre comme une porte. La musique, c’est plus grand qu’on ne croit. Ce qui est léger pour l’âme agrandit tout le reste. Le lac est immobile, figé dans ses reflets. On dirait que la lune n’a pas quitté le jour, que le soleil fait semblant de briller sur la vitre. Je m’appuie d’une oreille sur le bord du silence. Le secret de chacun un autre le possède. La parole nous sert à faire la lumière.
Je n’ai plus rien. Je n’ai gardé que la faim et la soif et j’ai jeté aux chiens le cadavre des choses. Depuis le premier pas, je cherche un au-delà. J’ai habité longtemps à l’orée d’une gare. Mon âme s’est perdue dans le départ des trains. Au lieu d’entrer dans les affaires, je la cherche depuis. Je ne délierai pas ce qui me lie aux hommes, je relirai Bobin, Bachelard ou Guillevic. J’apprendrai l’alphabet dans la grammaire des fougères, le lexique des ronces. Je veux l’amour partout, même dans le cœur des riches et la gueule du loup. Un brin d’herbe suffit à nourrir une phrase, le mouvement d’un visage, le ventre de la faim, un ou deux petits pas. Je n’ai qu’un tout petit carnet mais je n’ai qu’à l’ouvrir, une montagne apparaît, un sentier de sous-bois, une barque sur la rive. La parole n’est pas un décor de théâtre. Les mots servent à dire bien avant de séduire. La vie brûle parfois. Une poignée de rêves crépite sous la cendre.
Celui qui écrit n’a pas d’âge sinon celui des mots, ceux d’hier et de demain, ceux d’avant même l’alphabet. Je prends des feuilles et je découvre un arbre. Les réponses qu’on apporte à la vie vieillissent avec nous. Certains livres clignent de l’œil. D’autres nous fixent du regard. J’ai posé mon carnet sur le sol. Ses pages attendent la pluie ou le passage des fourmis. C’est ainsi qu’on écrit. La plupart des mots ne viennent pas de la tête. Ils rôdent autour de nous, mais on les voit si peu. On regarde les arbres sans apprendre leur langue. Mes yeux prennent la route sur la ligne des forêts, les trous d’eau, l’épaule des collines, les détours d’un ruisseau. Tout est là sous nos yeux. Le plus petit cahier peut accueillir le monde ou lui fermer la porte. Chaque page est un pas, une lampe, un grenier. La table est mise. La fenêtre est ouverte. J’ai traversé des villes, des pays, des enfers. J’ai eu faim. J’ai eu soif. Je ne suis jamais allé aussi loin qu’un poème. Je veux des lettres comme des ronces égratignant la peau, des mots comme l’eau froide, des phrases comme le feu, des livres comme des fauves. Je ne veux pas d’une mangeoire. Je veux le pré. Je veux courir dans les champs, baiser les lèvres de l’été, cueillir la neige dans ma barbe, respirer le pollen, marcher pieds nus sur le sable des jours.
Lorsque j’écoute les nouvelles, j’ai l’impression qu’ils ajoutent du sable au désert, du sang sur les blessures. Quoi de plus naturel que la peur d’un soldat. Il sait qu’il a tort. Dans le soldat d’en face, c’est lui-même qu’il vise. C’est en plein jour que j’ai peur, peur de voir la laideur du monde. La nuit, j’écris sur la beauté. Je n’écris pas pour trouver le sommeil. Ce sont les mots qui m’éveillent, la musique des mots ou celle du silence. La musique est la peinture du silence. Les cuivres se colorent sous la baguette du chef. Écrire sur la mort n’éloigne pas la mort mais la transmet. Alors, je parle du vivant, du brin d’herbe à l’étoile. J’attends l’inespéré au bout de chaque phrase. L’enfant ne sait pas vieillir, pas plus que le vieillard. La fleur ne sait pas qu’elle fane. Elle embaume un peu plus au terme de sa vie. On voit toujours trop tard. Ce que l’on voit n’est jamais ce qui est, plutôt ce qui devient. Je finirai bien par rencontrer qui je veux être.
Un seul tas de misère change le poids du monde. Nous somme dirigés par des crapules, la plupart imbéciles. Il faut le dire, quitte à passer pour des naïfs. Les vrais gogos sont ceux qui ne voient pas l’hameçon qui les égorge, ceux qui restent sourds et myopes comme dix taupes à la bonté possible, ceux qui se résignent à l’intolérable et s’étonnent devant la bienveillance. La lune est pâle, ce soir, comme un collier qu’étouffe son écrin. Ce qui est vrai sur terre peut l’être sur papier. Je n’ai pas le temps pour la paperasse, un rôle, une étiquette une fonction sociale. Entre deux phrases, je m’occupe à rêver. Dans ma tête pleine de nœuds, la sève devient verbe, la lettre devient bourgeon, le mot devient fleur, la phrase devient fruit. Je prends la route à bras le corps, le monde à bras le cœur. Je quitte l’injonction virtuelle pour l’appel d’un huard à l’autre bout du lac, un petit bruit dans l’eau, une entaille sonore dedans la sourde oreille. Tapi dans une flaque, un univers prend forme. Un pain fermente sous la terre. Il y a tout un monde invisible accolé au réel. Il apparaît entre deux mots et nous sauve parfois.
Le bonheur est une idée, un mot comme les autres. Les mots qui restent dans la tête et refusent de se dire, on en fait quoi ? C’est la mémoire souterraine, la parole invisible. D’un autre côté, quand on gesticule en parlant, les mains imitent les mimiques du langage. Tous les mots remontent à la mère. Le verbe est féminin. La vie n’est pas toujours très sûre mais la mort est certaine. Un jour, tous les points cardinaux se passeront de clochers, de drapeaux, de slogans. Nous boirons l’horizon dans un verre de Magritte. La danse des quasars invente sa musique. Les télescopes atteignent jusqu’à cent millions d’années sans que l’homme voit plus loin que le bout de son nez.