Le proche et le lointain
Je ne comprends pas ce prestige du lointain. L’univers à nos pieds regorge d’infini. Les routes sont en nous, de l’étoile au galet. Notre proche est le lointain d’un autre. On fixe l’horizon sans savoir qu’on y est. La plante humaine s’étiole sans un terreau fertile. Dans la prose à la mode, on ne sent plus vraiment la sueur des mots. C’est comme une vie sans son imprégnation, une coquille vide. On n’entend plus, entre les lignes, le silence de l’heure mais la rumeur publique. On ne sent plus le vent souffler entre les lignes, l’odeur de chien mouillé, la pierre dans la botte ni la sève qui monte. L’aigrette la plus fine se perd dans son vol. J’écris avec les pores de la vie ouverts sur la page. Des portes claquent partout, entre deux mondes, entre deux phrases. Les correspondances s’accrochent les unes aux autres. Le rêve brille encore dans les étoiles mortes. Le sable fait sa perle sans déranger les huitres. Le sujet réel d’un livre n’est jamais où l’on croit. Il s’invente à mesure, sautant d’une image à l’autre, riche ou pauvre, avec ce ton spécial qu’engendre l’écriture. C’est ce qu’on a au plein du cœur qu’il faut dire.
Il ne faut pas se fier au vol des oiseaux blancs, il mène aux dépotoirs, celui des oiseaux noirs aux orbites crevées. J’écris comme on se penche pour vomir le méchant. Les mots se battent dans ma poitrine. Ils se cognent et s’essoufflent. Les branches grattent dans la terre du vent où les oiseaux creusent des trous. Des flocons de bruit effleurent mes oreilles comme une pluie sonore. Des flaques de boue imitent les nuages. Des graines veulent percer la chemise du sol. Les mains de la pluie se tâtent le ventre, éclaboussant mes pieds. Le rose du matin étire ses longs muscles. La peau du temps frissonne. Le ciel se soulève. Les pierres ont des visages qu’on dirait mal taillés, rébarbatifs et noirs. Même l’air les contourne. Le vent semble comprendre la souffrance des plantes. Il les caresse ou les mord. Le vent est une mère ingrate. Les bourgeons cherchent ses tétines qu’il est déjà parti. La vie gronde. La terre grogne. Elle se méfie de l’homme. Depuis le temps qu’il arrache ses os, qu’il fouille ses entrailles, qu’il fouaille, qu’il fouette, qu’il souille l’eau de source. Les branches, les bras, les veines, les doigts, c’est comme des ruisseaux. Les arbres, les nuages, les plis du coude, les rides sur le front, c’est tout comme. Il y a plein de tout dans la cabane du corps, du sang, de la sève, du pus, du malheur, de l’espoir. Les arbres avant la hache n’avaient peur de rien si ce n’est de l’orage, le chien avant la laisse, l’oiseau avant la cage… J’avance sous la poussée des mots, brinquebalant comme une planche de barque. La pierre qu’on fait sauter est plus forte que nous et l’homme que l’on tue plus vivant qu’un fusil.
Le ciel s’appuie sur l’épaule d’un rocher. Un vieil érable tremble sous ma main. J’entends la sève pleurer. On aperçoit de loin le convoi des camions, des bulldozers, des niveleuses. Les débusqueuses les précèdent. On se prépare à ériger d’énormes éoliennes au sommet des collines. Je deviens végétal par solidarité, minéral par osmose, parole par amour. Que viennent faire ici ces mots ? Je parlais de l’absence et ils arrivent en trombe, en foule, les nerfs en boule, les consonnes à rebrousse-poil, les doigts dans le nez, les images en bataille. La caresse de l’encre se transforme en slogan. La banque saute. Les nids chuchotent entre les branches. L’étain de la rosée laisse briller son eau. Les nuages font la ronde autour d’un cerf-volant. Le chat fait le dos rond, imitant l’arc-en-ciel. J’avance de a à z, la parole en zigzag, l’abécédaire au vent, un collier de virgules sur le vocabulaire, un kaléidoscope à la place des yeux. L’aiguille des images crève la bulle du néant. Je perds le nord entre deux phrases. L’hiver se pointe en culottes courtes, plein de bonhommes de sable se prenant par la main. J’écris avec un doigt d’enfant, un pied de biche, le regard d’un loup. La langue du poète a précédé la langue du commerce. Il faut y revenir. Tout n’est pas à vendre mais tout reste à dire.
Avant d’écrire, je veux me rendre compte de l’air, de l’eau, du souffle des bêtes, du vol des oiseaux. Sans qu’on sache comment, tout se mélange à l’encre, un grain de sable, un bout d’ongle, une rognure de pomme. Depuis l’écume du silence, les mots remontent comme des bulles d’air. Le sol se creuse en forme de main. Quelques racines servent de doigts. Leurs phalanges d’écorce s’agrippent à la terre. J’ai plein de mots qui viennent charruant le silence. Je ne sais plus qu’en faire. Les images viennent de loin, du fond de la mémoire, de la plante des pieds jusqu’à la cime du cerveau. Écrire n’est jamais qu’un travail mnémonique. Il y a des mots qui tombent comme un plouf dans l’eau, des métaphores qui brillent comme des œufs pleins de soleil, des phrases qui serpentent comme des couleuvres d’encre. Une corneille grimpe l’escalier des sapins. En hiver, les mésanges se gonflent de printemps. Leur petit cœur bat moins vite. Un bout de bois charrie un souvenir d’enfance. Une piqure d’abeille réveille l’infini. Le chant de l’eau sur un à-plat me rappelle ma mère. Je ne sais pas pourquoi les yeux immobiles des bœufs me remémorent les trains sillonnant ma jeunesse. Il y a une force énorme entassée dans les mots, de la tendresse aussi, la bonté d’un soleil allaitant les bourgeons. Le chant du monde apaise la colère de l’air.
Quand les mots viennent à moi, ça prend deux lettres pour m’y faire mais des milliers pour m’en défaire. Je parle sans savoir où mènera le fleuve. Quand le vent chante, je l’accompagne d’une phrase. Les mots doivent laisser aux pages une odeur de peau d’homme, un peu de mousse, de boue et des poils de bête. Les yeux qui lisent ont besoin d’eau. Un stylo sur la page entrouvre l’infini de la largeur d’un doigt et laisse entre les mots une lueur de paille, une blessure violette, une cicatrice de lumière. Une pluie soudaine étire ses muscles gris. Elle émerge d’une crevasse de nuages. Il n’y a plus d’odeur, sauf celle de l’eau, la saveur abstraite du vent, une absence de couleur sous la peau de l’air. La vie est une drôle de roue, brinquebalante, gauchie par le temps. On ne sait jamais de quel côté elle va. Quand on croit qu’elle s’arrête, elle repart de plus belle. La vie est une drôle de route, sinueuse, pleine d’ornières et de boue. Quand on croit qu’on arrive, c’est un nouveau départ. On a tant de choses dans le sang. On ne sait jamais ce qui en coule dans les mots, épais comme une semence de boeuf. On peut mentir à la vie, on ne ment jamais à la mort. Elle a l’oreille plus grande que le temps. Ce qui reste de vie, il faut en faire de la bonté.