Les nerfs en boule

Publié le par la freniere

L

es hommes ont peur les uns des autres. Il n’y a qu’aux menteurs qu’ils disent la vérité. La terre a la mine basse, les nerfs en boule, le cœur à pic et les oreilles dans le crin. Les yeux des oiseaux pleurent. La vie quitte la vie dans l’avarice du profit et les varices du travail. Les mots hésitent entre l’écharde et la caresse. Depuis que j’habite le village, trop de parasites brouillent l’écoute. Je dois ajouter le bruit à la chair des poèmes, celui du garagiste et des autos qui passent, la pétarade mes motos, des seadoos, des skidoos. Les éclats de voix n’ont pas la profondeur d’une rumeur minérale, celle du vieux volcan sur lequel j’habitais, les craquements du bois, le frémissement des bêtes. La parole de l’homme se perd dans l’insignifiance. D’une promenade, je ramène moins de paix, de lumière, de joie. Je dois me contenter du parfum de l’encre. Heureusement qu’il pleut sur la page, qu’un chat sursaute comme un fil entre deux métaphores, que les cédilles et les virgules ajoutent des ailes aux mots, que les o forment de petits lacs de paix dans la terre sonore.

         La matière des mots est celle de l’air, de l’eau, du soleil. Sur le chemin du temps, les jours ne comptent pas. Il faut les vivre comme des pas de danse. Tout est toujours nouveau, même les répétitions. Chaque geste est le battement d’une âme, celle qui nous avale tout entier avec la faim, la soif, le désir toujours présents, l’odeur de l’herbe, la fraîcheur du vent, les larmes, les sueurs. L’écriture est muette. Elle ne dit rien. Elle laisse entrevoir ce qui pourrait, ce qui veut, ce qui vente sur la poussière du vécu. Je prends un café noir, un crayon, du papier. Je dessine un soleil au milieu du silence. Je reprends le rêve où je l’avais laissé, au pied d’un arbre, à même le sol ou accroché dans l’air sur l’aile d’un oiseau. J’ai beau écrire petit, la lourdeur des hommes s’insinue sur la page. L’encrier se renverse. Je dois recommencer, toujours, rajouter la lumière dans la dentelle des images.

         La roue du langage cahote dans les ornières, les bas-côtés. Elle éclabousse la marge d’une étrange boue sonore. Deux mille ans d’histoire s’insinuent sur la route. Le vent de l’âme les disperse. La paix du cimetière m’attend. C’est de là que j’écris quand les autos sortent leurs crocs et leur porte-monnaie. J’attends le passage d’un insecte, l’arrivée d’un oiseau, d’une image, d’une phrase. Ce qu’on écrit est déjà là, un nerf, un muscle, une articulation. Ils font bouger la langue ou les doigts que prolonge un crayon. Quand j’écris, peu importe les rides, les traits, les cicatrices du réel, je n’ai plus que le visage des mots. Je regarde par les phrases couchées sur du papier comme les yeux latéraux des oiseaux. La parole est un cercle qui va s’agrandissant. C’est l’œil d’un cyclone emportant tout sur son passage. La page redevient blanche. On voit le vide sur le papier. C’est comme partout. C’est comme ailleurs. Une consonne, une voyelle y germent jusqu’à la floraison. Les lignes sont des tiges que parcourent le sens, le sang, la sève.

         J’habite une maison dans un arbre. Les mots y courent d’une pièce à l’autre. Il y a des années entières que je marche. Sur les routes ou dans ma tête, c’est pareil. Je guette les paysages de l’âme, les herbes du chemin, la musique des choses. La plus pauvre lumière aspire mon regard. J’écope l’eau qui reste dans la chaloupe du silence. J’ignore le confort mais je suis riche d’inconnu. Je donne à l’espérance quelques mots à manger, un soupçon de bonté, les épices du cœur. Le paysage entier ne tient plus qu’à un fil. Les agrafes ont rouillées. Entre le plumet d’un pissenlit et le flanc d’une montagne, l’importance est la même. Il n’y a pas de grande ou de petite vie. Tenter de saisir le monde avec des idées, c’est comme tenir un oiseau dans son poing. On finit toujours par serrer trop fort. Il faut de la douceur pour apprivoiser l’âme, de la musique, quelques notes d’une chanson, deux doigts d’amour dans un gant de fer, des trous de chaussette dans des chaussures neuves, des noms d’oiseaux entre les pages du dictionnaire.

Publié dans Prose

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