Les restes sont à vendre

Publié le par la freniere

 

Le lac traîne sa graisse jusqu’aux pompons de l’herbe. C’est tout huileux, visqueux. C’est tout moteur hors-bord, sacs de chips et capotes.  Le soleil brille à peine sur ses grosses larmes d’algues. Les vagues sur la rive cherchent les grains de sable. Le vent se roule en boule entre les fils électriques. Le ciel nous regarde avec des yeux de bête. La terre tend ses mains, du cambouis plein les doigts. Les nuages en troupeau s’en vont à l’abattoir. On blesse jusqu’à l’air et le chant des oiseaux. La peau de l’herbe est crevassée. La mort s’écoule par les trous. Je suis venu pour voir du beau. C’est à peine s’il en reste. J’écris avec des rustines, des rapiéçages de boue dans les ornières, des pansements de pluie sur la soif blessée. La terre, c’est tout chimique, ordures, cotes de la Bourse et dividendes. Depuis qu’on vend jusqu’à sa peau, la vie s’appuie sur quoi ? Il ne reste plus que le soleil, la pluie, le vent. Pour combien de temps encore ? On s’apprête à museler le vent, éventrer les montagnes, faire éclater le sol, empoisonner la source. Tout ça pour du papier qui affame le monde. Quand les riches mettent la table, les restes sont à vendre qui ne sont que les nôtres. On a rangé nos larmes pour astiquer des armes. Dans ce monde de profit, on ne réclame plus aux enfants des baisers mais des résultats. Les plus grands sentiments s’apetissent d’eux-mêmes. L’amour n’allume plus de visages. Tout craque. Tout se délite. La faim n’est plus qu’une cuisine vide.

On stresse. On tresse. On détresse. On manque de fil pour recoudre le cœur. On traîne son boulet sur les marches du temps. Trop d’oxyde de carbone empoisse les nuages. Le soleil nous fait une silhouette d’orage. Je me repose à peine sur le bord d’une phrase. Trop de bruits m’environnent comme des épines dans l’air. Il faudra bien un jour mettre le feu aux banques, ces lupanars de luxe où l’on prend pour des saints des chiffres de mauvaise vie, ces étables à veaux d’or broutant la peau des anges. Le crédit n’est jamais qu’un sourire sur une tête de mort. J’ai beau ouvrir un œil, le paradis se cache sous une autre paupière. À vingt pas de la route, à vingt pas de la mer mais des pas de géants, mes pieds d’enfant se perdent dans les souliers du monde. Le verbe aller s’enfuit sans savoir vers où. Je reste avec les bruits qui ne veulent pas partir. Je plante une grande épine en voix dans la chair du silence. J’essaie d’en faire une phrase, une page, un dessin. J’écris le mot chaleur pour rassurer le feu. J’écris le mot frère à tout hasard, attendant une main, une accolade, un homme. J’écris le mot lumière parmi de grands mots sombres.

Écartant à peine les pages, un livre dans les mains, je goûte le pain des mots, l’averse des voyelles. Quand le soleil déchire l’étoffe de la pluie, les feuilles se remettent à sourire. Le cœur s’ouvre comme une amande. Chaque seconde s’introduit dans la mémoire de millions d’années. Au risque de tomber sans fil d’encre à la patte, les mots s’attardent aux étages branlants. Chaque chanson retombe sur le sol. Elle cherche un ton rempli de vrai amour, de vraies larmes, de vrai cœur. J’écris avec les miettes sur la table, les œufs perdus, les nœuds du bois, les cicatrices de la pierre, le ventre des mésanges, les bibendums de neige, les petits pas de l’eau sur la vitre du temps. Je parle avec la voix des anges, la fourche du diable, l’oreille de Van Gogh et celle de Beethoven, la bosse du bossu, les paumes du manchot , le serpent du jardin et la pomme d’Adam. Quand je serai mort, je serai debout, le pieu des mots planté en travers du corps, un volcan dans le ventre, le cœur au bord des lèvres. J’aurai beaucoup appris des feuilles, des pierres, des nuages mais si peu des missels, des missiles, des usines. Si j’ai appris des hommes, c’est d’un seul à la fois. Sans amour, nous vivons à côté de tout. Nous voyons sans voir. Nous buvons sans boire. La lumière des visages est comme une lampe éteinte, une cendre sans feu. Le verbe aimer conjugue tous les temps à la fois. Le jour où nous avons plus d’images en dedans que de cheveux dehors, où la vie trébuche dans ses pas, où le corps n’est plus qu’une larme énorme, où les yeux s’usent et les bras raccourcissent, les mots se font plus longs et regardent plus loin. Notre âme se dilate pour englober le monde, la terre tout en muscles, le ciel tout en voix, les yeux du paysage, les battements du temps, la chair de la musique sur le noyau du bruit, la pluie qui gonfle le réseau des rivières, le sang de la lumière sous la peau des ombres.


Publié dans Prose

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