Les vraies richesses

Publié le par la freniere

Les hommes ont crée une planète nouvelle : la planète de la misère et du malheur des corps. Ils ont déserté la terre. Ils ne veulent plus ni fruits, ni blé, ni liberté, ni joie. Ils ne veulent plus que ce qu’ils inventent et fabriquent eux-mêmes. Ils ont des morceaux de papier qu’ils appellent l’argent. Pour avoir un plus grand nombre de ces morceaux de papier ils décident subitement de faire abattre et d’enterrer cent soixante mille vaches parmi les plus fortes laitières. Ils décident d’arracher la vigne car, si on ne l’arrachait pas, le vin serait trop bon marché, c’est-à-dire produire des morceaux de papier en assez grand nombre. À choisir entre les morceaux de papier et le vin, ils choisissent les morceaux de papier. Ils brûlent le café, ils brûlent le lin, ils brûlent le chanvre, ils brûlent le coton. Devant l’énorme bûcher de coton, des chômeurs de l’Illinois viennent : «Laissez-nous remplir des matelas, disent-ils, nous couchons sur la terre, nous ne mangeons presque pas. Nous pourrons au moins dormir.» On leur dit : «Non, le coton est en trop.» Ils répondent : «Pas en trop puisque ce coton nous manque. Il nous donnerait des joies, je vous assure ; enfin, des joies c’est beaucoup dire, mais il adoucirait notre misère, il nous permettrait de dormir au souple quand nous n’avons pas assez mangé.»  On leur répond : «Non, non, vous n’y entendez rien. Il ne s’agit pas de vous. Ce coton est en trop car, s’il continuait à exister, le prix du coton baisserait et nous, les producteurs de coton, nous aurions un peu moins de petits morceaux de papier. Tout est là, toute la question est là et nous ne serons tranquilles que lorsque ce coton sera devenu de la fumée. Écartez-vous.» Quand les récoltes sont abondantes, on se lamente : nous avons trop de pêches, nous avons trop de poires, nous avons trop de vin, nous avons trop de blé, trop de pommes de terre, trop de betteraves, trop de choux, trop d’artichauts, d’épinards, de fèves, de lentilles, de haricots. La terre qui continue ses anciennes gloires épaissit-elle la semence des animaux : nous avons trop de vaches, trop de bœufs, trop de porcs, trop de moutons, trop de chevaux, trop de chèvres. Le cortège des bêtes splendides marche à travers les vergers couverts de fleurs ; les champs de graminées caressent doucement le ventre des bœufs. L’homme tremble. L’immense terreur collective ébranle la société ; nos morceaux de papier, nos morceaux de papier ! Gouvernements, ministres, députés, rois, empereurs, lois, lois, lois humaines au secours ! Nous avons trop de tout, vite, vite, mettons le feu aux champs, éreintons le verger à coups de hache, tuons les vaches, à coups de serpe sur la tête, fauchant à la faux les pattes grêles des troupeaux, et, si ça ne va pas assez vite, canons, canons, canons !

 

Que la rareté revienne ! Que la terre soit un désert, pour que je puisse vendre très cher ce petit mouton solitaire, cette petite pêche, à peine deux bouchées. Vous avez faim ? Tant mieux, vous me donnerez un peu plus de morceaux de papier ! Si je pouvais arrêter les fleuves ! Si je pouvais faire aussi que l’eau soit chère ! Je vous vendrais de l’eau. Que d’argent perdu dans ce fleuve où tout le monde peut puiser librement.

 

Les deux tiers des enfants du monde sont sous-alimentés. Trente pour cent des femmes qui accouchent dans les maternités ont les seins secs au bout de huit jours. Soixante pour cent des enfants qui naissent ont souffert de misère dans le ventre de leur mère. Quarante pour cent des hommes de la terre n’ont jamais mangé un fruit sur un arbre. Sur cent hommes, trente-deux meurent de faim tous les ans, quarante ne mangent jamais à leur faim. Sur toute l’étendue de la terre, toutes les bêtes libres mangent à leur faim. Dans la société de l’argent, vingt-huit pour cent des hommes mangent à leur faim. Soixante-dix pour cent des travailleurs n’ont jamais eu de repos, n’ont jamais eu le temps de regarder un arbre en fleur, ne connaissent pas le printemps dans les collines. Ils produisent des objets manufacturés. Quarante pour cent des objets qu’ils fabriquent ainsi sans arrêt sont sans signification dans la vie humaine.

 

Jean Giono

 

Publié dans Poésie du monde

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