Lettre aux fantômes
Il faut combien de caresses pour repousser la brute, combien de mots d’amour pour faire taire les cashs, combien d’histoires pour corriger l’Histoire ? À tous les forts en gueule, je préfère ceux qui mouillent leur chemise dans l’ombre. J’écris en noir et blanc sans me prendre la tête. Quand les vaches maigres beuglent dans l’étable du cœur, j’ajoute un os dans la soupe, du pain perdu, des alphabets. Il faut toujours durer un jour plus vieux, un jour de plus, un jour pluvieux, faire les sept possibles, le cœur gros qu’il faut tenir à deux mains, l’âme à nu, les tripes à l’a ir, une boule de foudre dans la voix. J’écris érable, thuya, cyprès. Les arbres poussent dans ma tête. Il suffit d’un crayon pour en faire une forêt, d’une plume pour que chante l’oiseau, d’un ruisseau d’encre bleue pour rejoindre la mer. L’amour est dans tout, le ciel trop grand, les choses trop petites, le silence, les mots. Il danse avec la folle du logis et marche avec le vagabond. Il fait rire les feuilles, illumine les yeux et fait battre les cœurs. J’écris une lettre aux morts, aux abonnés absents, aux fantômes.
On est toujours seul dans la douleur du monde. On n’est jamais seul dans la beauté du monde. On est avec la beauté. Il y a tant de courage dans le vol des mésanges. Elles affrontent l’hiver en ajoutant du cœur. Quand on s’approche d’un visage, on ne voit plus les larmes. Joue contre joue, elles ne font qu’un ruisseau. Je ne veux pas d’emploi du temps ni des voyages organisés. Seule l’improvisation ouvre la porte à tout. Je ne veux pas le savoir des choses. Je veux l’intuition de l’âme. Quand on croise un chevreuil au hasard d’un sentier, on en garde l’odeur. Quand on tombe par hasard sur une fleur inconnue, on s’en souvient toujours. Le pont d’un arc-en-ciel enjambe le réel. Il n’y a pas d’amour sans coup de foudre, sinon c’est l’orage à plein temps, la méfiance, la jalousie, la peur. Le vent parsème sur sa route la résonnance des feuilles, la soif des racines, le pollen infini. L’écriture du monde se retrouve partout. Le vol d’un oiseau est comme une langue sur le ciel.
Le monde n’a jamais demandé qu’on l’améliore. Il se rafistole très bien lui-même. Il a toujours dans son cartable des roues de secours, des bidules, des écrous, des ailes de rechange, des sacs de pollen. Le cœur est une cabane trop petite pour tout. Il faut sans cesse l’agrandir pour accueillir l’amour. Ceux qui mettent de côté ont une vie perdue d’avance. Il faut donner pour agrandir le monde. Il faut aimer pour élargir le cœur, nourrir la bonté. Quand on n’a rien, on donne ce que l’on est, ce que l’on fait, ce que l’on aime. La tristesse ne peut rien devant un cerisier en fleurs. Tant de blancheur nous met du rouge au cœur, du ciel dans les yeux, de l’azur au visage. Les rictus se transforment en sourires. Dans la nature, tout ce qu’on touche semble sorti de la main d’un artiste. Il faut s’y faire avec le rêve. Tout ce qui n’existe pas peut exister. Je donnerais tout le ciment d’une ville pour cent mètres carrés de bonheur où même les épines laissent une trace d’amour. Je dessine un bonhomme jardin avec des pieds de tomates, des joues de pommes, des petits yeux de fraises, le cou longiligne des tulipes, le chapeau des ombellifères géantes, les épaules d’un arbre, le coeur jaune des tournesols. Le corps du paysage frémit sous les caresses inachevées de l’eau. Dans la lumière qui danse, l’âme des défunts répond à l’appel des vivants. Il n’y a rien de plus beau que la certitude d’aimer et d’être aimé.