M'ouvrir le crâne

Publié le par la freniere

 

Un enfant naît à peine, des charognards l’entourent, lui préparant déjà une vie de mort-vivant, d’acheteur, de client. Que peut la richesse d’un pauvre contre la haine qu’impose le profit ? Le trop nous tue beaucoup plus que le rien. Combien sont-ils à n’en savoir qu’en faire ? Ils ne voulaient qu’acheter pour obéir aux goûts qu’imposent les marchands. Les enfants, il  vient toujours un jour où ils s’appellent un homme. Il est déjà trop tard. Les choses ont remplacé le rêve. Elles prennent toute la place. Tout tourne dans ma tête, trop de choses lues, trop de choses vues, trop de choses bues. Je n’ose pas m’ouvrir le crâne et jeté ma cervelle aux oiseaux, mes souvenirs aux chiens, ma mémoire à la terre. Je me contente d’écrire. Crachant la parole marchande, j’ai choisi la solitude, les mots frais du sous-bois, la musique des fous, la sagesse des pierres, la beauté de l’inutile, la force du chagrin, les travaux dérisoires. Je me suis fais tortue dans les vagues du monde. Je cherche le chemin où la foule n’est pas. Je laisse faire les mots. Ils ont tout envahi. Ils courent sur les murs. Ils déjeunent avec moi. Je porte leurs syllabes. Ils transportent la valise de mes larmes. Ils dévorent mon cœur. Je bois à pleine gorge leur encre de lumière. L’inconnu lève en moi des outardes sonores. La phrase la plus légère transporte les montagnes, abreuve le désert, traverse les abîmes.

         Les mots sont comme des notes de musique. Leur agencement détermine le sens. On veut des sons et je n’ai que ma voix. J’habite une maison de mots sans faire le ménage. La poussière des voyelles patine les images. La mort rôde partout, la vie aussi. L’horreur n’est jamais loin, le bonheur non plus. Il faut trouver la bonne route. Le désespoir n’empêche pas l’espoir comme la mort n’empêche pas la vie. Contre le vent du nord, les mésanges remettent leur capuche, bombent le torse et marchent sur la neige. Elles trouvent leur provende dans les trous de l’hiver. Quand on entend les morts, la musique est plus belle. Elle nous transporte ailleurs, dans un autre temps, un peu de l’autre côté, l’invisible. C’est au lever du jour que j’écoute la musique. L’oreille est encore vierge, les tympans frais comme une rose, les petites fleurs qui poussent et qui ont soif . On peut toujours entendre ce qu’on ne voit pas. On peut toujours sentir ce qu’on ne peut toucher. C’est merveilleux les sens. J’essaie de tout saisir du monde. J’écoute avec la peau. Je vois avec l’oreille. Je touche avec les yeux. Je vois dans les odeurs du rire et les parfums du cœur. Tout mon corps participe à la vie, des neurones invisibles aux poils qui blanchissent.

Tout le monde craint la mort. Ce sont pourtant les hommes qui m’inquiètent. Avant de devenir soleil, les mots traînent la cendre, la sueur, le sang parmi les restes, l’urine chaude des bête, les tessons d’arc-en-ciel qu’on prend pour un trésor. Écrire, c’est donner ce qu’on n’a pas. Toute beauté résiste à l’éphémère en nous ouvrant les yeux. Plus vivant que jamais, j’écris avec la mort. Il y a des mots sans phrase à quoi se raccrocher, des mots seuls qui se cherchent et s’approchent, de pauvres mots sans voix. Je les porte en silence comme on porte sa peau. J’écris toujours un peu faux, non pas comme on chante du nez mais du ventre, avec une sorte de cheveu sur la langue. Je construis mes phrases comme on fabrique des flûtes avec les os des morts, même les os de poulet, les brindilles, les samares, les bouts d’écorce, les échardes de bois, les gouttes de sève au bout d’un chalumeau. Les mots rétifs, les phrases bancales, l’épine dorsale un peu de travers, les images de guingois, cela s’appelle un style. Il faut bien se fabriquer soi-même. Un train repasse dans ma mémoire, celui qui m’éveillait au matin quand j’habitais près de la gare. Mes rêves d’enfant prenaient déjà le large. J’ai toujours écrit en marchant, au son des feuilles mortes ou celui de la neige. Le vent brouille mes phrases et les déporte vers la marge, les fossés, les rigoles. Les bouteilles à la mer, les graffitis dans les grottes perdues, les entrailles des bêtes finissent toujours par trouver un lecteur.

         Il y a tant de choses que la mémoire oublie. Il faut des années pour reconstituer le tableau qu’une seconde efface. Les mots ont leur vie propre, peu importe la saleté de l’auteur. J’ai toujours aimé l’alphabet, le o comme un soleil, le m comme la mer, le t comme la terre, le z qui zézaie, le ba du bégaiement, l’y en forme de sirène, les noces du verbe et de la chair. Il m’arrive de dessiner dans les marges du jour, un cerf-volant au-dessus d’un cimetière, une ronce incrustée sur le marbre, un jardin dans une banque, un sucre d’orge sur un tas de cailloux, un mot tout simple sur une colonne de chiffres. Il y a toujours une zone obscure dans le cerveau, une contrée inexplorée, un vide sous la calotte crânienne, une tache inavouable. C’est de là que j’écris. Je me fais une route avec les à-côtés, les rebords, les trous noirs. J’avance du soleil à son ombre, du jamais vu des choses aux choses qu’on oublie, dans les coulisses et les coutures du monde. Ça ne sert à rien de raconter des histoires. Chaque mot raconte un cri. Pourquoi dire autre chose ? L’encre saigne sur le papier. Ne cherchez pas la fin ni le début, chaque phrase est un pas. Tant de langues glissent dans une langue. On parle tous avec le corps. Les bras levés portent les mots plus haut, la jambe qui boite leur donne du relief. Je tiens d’une main mes branches de lunettes et quelques mots dans l’autre. Je les ajuste sur mes yeux, pour voir plus loin, pour écrire, pour lire, pour être dans le monde.


Publié dans Prose

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