Mourir de vivre

Publié le par la freniere


 

O

n brise tant de vie à s’agiter sans cesse. On fabrique des bombes. On construit des prisons. On numérote les humains, les arbres, les oiseaux. On pollue jusqu’à l’âme des enfants. Les mots n’ont plus de bouche. Les balles de fusil font des trous dans l’espoir. Ce ne sont plus qu’années de mépris entêté à l’ombre des pylônes, la fièvre des affaires et la course des rats. On se battra bientôt pour une gorgée d’air. J’ai soif d’autre chose. Assis sur une pierre, je vis le nez en l’air et les doigts sur le sol. Je m’applique à ne rien faire. Je batifole dans les mots. Je pêche avec une ligne ou deux sur un bout de papier. Une cabane à outils dans le fond du jardin me sert de départ. Je voyage entre les rangs d’asperges et les bouts de crayon. Toucher la peau des fruits est encore un plaisir, mâchouiller un brin d’herbe, humer l’odeur d’un chevreuil, écrire à l’encre verte ou bleue, regarder l’arc-en-ciel pisser dans un fossé, s’accoter sur un arbre, avoir l’œil humide en respirant le vent. Je retrempe mon âme dans la stupeur d’exister. S’il faut mourir de vivre, que ce soit pour aimer.

         À croupetons sur un arbre, je rame avec mes jambes dans les systoles de l’air. Le vent charrie toujours des milliers de graines volantes. La terre attend, prête à les recevoir. Dans l’atelier de bois, le soleil butine la neige des copeaux. La poussière du chêne ressemble à du pollen. Je caresse du doigt le miel clair des planches. Une musique murmure dans les arbres. Un chien grogne sans raison. Les feux jaunes des pissenlits s’allument. Le vent rassemble la poussière en petits tas de mots. Tant que la chair s’agite dans le sexe des filles, la vie reste possible. L’absolu n’entre pas dans les mots. Ils sont toujours trop petits, même en faisant des phrases. Le mal qu’on a fait n’a pas pu disparaître. Il est resté diffus quelque part dans l’espace. J’entends le monde souffrir tout comme un reste d’eau dans le fond d’une oreille. Je me fabrique des bonheurs de plume avec des bouts d’enfance, des lambeaux d’émotions, des séminaires de corneilles, le crincrin des violons, un troupeau de lucioles dans l’essaim de la nuit.

Il y a plein de vent dans les arbres sans feuilles, plein d’espérance dans le manque. Il n’y a plus de rêve dans le trop plein des choses. Je déjeune chaque matin avec des phrases pareilles à du thé qui déborde. Un peu de soi glisse à chaque voyelle prononcée, un peu de temps qui passe. Le bruit du cœur devient musique. Quand je décris l’odeur de la rose, on me reproche les épines. On m’enlève les miettes quand je parle du pain. Le vent des mots gonflent les parenthèses. Elles éclatent en images. La chaleur donne au pain un battement d’oiseau. Ma table est encombrée d’une forêt de stylos, de pages à moitié pleines, de billets inutiles, de petits cris de souris qui se voulaient sonates. Je mange entre les larmes et les rebuts. Tous ses muscles bandés, la main des mots tire du poignet avec la main des choses. Il n’y a pas vraiment de gagnant si ce n’est les coudes sur la table. Emporté par l’effort, je soulève du crayon le poids d’un dictionnaire. Le café refroidit dans la tasse du jour. C’est au vocabulaire que mes lèvres se brûlent.

         Je dois m’y faire. J’écris comme l’eau mouille et le feu brûle. Les jours sans rêve sont comme un saxophone rangé dans son petit cercueil. La langue faite pour embrasser se perd dans les mots. La ligne d’horizon signe l’inachevé. À peine enfant, il faut trouver sa route dans la forêt des hommes. Il suffit d’un coup de crayon mental pour agrandir le cœur et colmater la faille que les morts nous laissent. Sur la table du jour, je laisse butiner tout un essaim de miettes. Une théorie d’oiseaux fait bouger le printemps. Les cerisiers étrennent leur corsage de fleurs. Les vers s’accoquinent dans les cheveux inverses des érables. Le ciel colore ses nuages et les changent d’épaule. Le soleil passe de gauche à droite. Les arbres se redressent et chatouillent le vent. La vie lève le bas de sa robe pour sauter dans les flaques. À chaque fois qu’on parle, ce qu’on cherche recule. Le paysage porte plus que mes yeux n’y voit. Ma ligne d’horizon est ma prochaine phrase. Seul existe ce qui meurt.

Publié dans Prose

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