Parmi les fleurs qui aboient
Parmi les fleurs qui aboient, l’homme se met à japper. Je cherche des galets dans le plus mou des ombres, des étoiles dans le jour, un murmure d’enfant dans le bruit des klaxons, une simple caresse aux bras du balancier, une berceuse fragile dans le jargon de l’oie, des morceaux de pain noir dans la farine du temps. Je ne veux pas qu’on ait besoin d’un Dieu. Un arbre me suffit pour croire à la vie. J’ai besoin qu’un chaton piétine mes poèmes, qu’un vieux loup les mâchonne, qu’une pluie mêle son encre aux mots sur du papier. Je ne bois pas le verre mais le croque pour que saignent les mots. Je ne bois pas le vin mais son dépôt amer. Tout mon corps est tapi dans un poing guttural, celui qui cogne sur la page de ses jointures tachées d’encre. Il n’y a pas d’éternité sans seconde, de route sans pas. Si je distingue l’homme de son âme, comment d’un coup de crayon distinguer l’eau de l’eau, la neige de la neige, l’éclair de la foudre, prolonger le baiser, conjurer le désastre, séparer les phalènes de l’attrait de la flamme ? Je regarde le monde bouger sur une page. Chaque geste pèse dans un mot, chaque kilomètre de route, chaque gramme d’effort. Je ne sais pas encore ce qu’il y a sous chaque mot, ce qui soutient les choses, ce qui me fait l’écrire.
On ne vit pas de mots, de mythes, de métaphores. On ne vit pas de symboles, d’images, de pensées, mais on ne peut s’en passer. L’épaisse matière humaine s’allège de sa gangue. Chaque langue est de toutes les langues. Avant d’apprendre à lire, les doigts servent de crayons. L’horizon s’agrandit à partir des limites. Chaque geste appelle une autre geste. Chaque phrase n’est jamais la dernière. La langue s’enrichit d’elle-même. J’émerge du silence avec des mots en feu. Je n’écris pas pour mais parce que. La précision importe moins que le juste, le c’est ça d’une image, le ceci d’une métaphore dans les confins des choses, le fonds commun des vies. J’ai tout hérité de ma mère, de l’espoir surtout. Je me suis fait un nid dans la langue maternelle. La page reste pour moi ce que la mer est aux marins, ce que la terre est aux labours. Le cadavre du temps se transforme en poussière, soulignant d’ombre grise la présence des choses. Toute lumière doit se battre pour survivre.
La brume se lève tôt et recouvre le lac d’une peau de brebis. Le fruit revient à son parfum et l’oiseau dans son vol. Je reviens au cahier. Je ne sais pas vivre sans un mot. Je cherche l’à peine dit, le presque peu, le presque pas, une lumière sans marge d’ombre, une graine parmi la cendre l’incendie presqu’éteint, la langue maternelle. Un Adam d’avant Ève n’aurait jamais parlé. Il en serait resté aux lèvres des volcans, au grand livre des pierres, à la geste du vent. La vie porte la vie comme des insectes dans un crâne, les vers dans la bouche des morts, l’amande sous l’écale, le secret du peyotl dans les momies incas, la fleur qui survit dans un désert de glace, les rendez-vous de l’aube avec la rosée, de l’âne avec l’avoine, de l’homme avec la pelle. Je suis un frère des oiseaux, de la pomme et du pain, l’ami de l’ours et du cheval, du miel et du poisson, un vague cousin de l’eau, fils et père des voyelles. Si j’ai quitté la route pour une chaise, je n’en voyage pas moins plus loin que l’horizon. Chaque phrase est un voyage, du trait d’encre au cosmique. La cruche d’os du crâne transporte l’eau du rêve. La vie n’est pas qu’une apparence. Chaque objet est un monde. Chaque pas sur le sable creuse la tombe et le berceau. Une ombre sur le mur annonce la lumière. L’âme éphémère des lucioles entrouvre l’infini. Les céréales, les fruits, les oiseaux sont pour tous. Dans l’homme traqué par ses propres machines, un enfant tente encore d’aimer.