Paroles indiennes
Géographies 2
mémoire de l’oubli
me ajudem
je suis d’une tribu
mise en jachère par l’histoire
je suis du clan-papillon
butinant d’une langue à l’autre sans lieu fixe
à travers tous les sucs de la transhumance
memoria oh memoria
mémoire en fièvre mémoire en friche
mémoire-fusion mémoire-érosion
me ajudem
je suis d’une tribu
aux pollens patinés par les mouillures de l’être
je suis d’une tribu aux archives conservées par le vent
et aux mythologies incrustées de lichens
tapis roulant
traversé de frontières
qui jamais ne lui ont appartenu
sous le flot des arrêtés-en-conseil
je suis d’un peuple ayant vu sa géographie
se dérober sous ses mocassins
pour le soulager de sa propre errance
je suis d’un peuple dont on a arraché
tous les muguets sauvages
pour le soulager de sa liberté
*
memoria oh memoria
mémoire orale
mémoire sans voix
mémoire analphabète
mémoire ensevelie sous les mangroves du grand nord
mémoire du ventre assoupi sous les crans de la nuit
mémoire ovale
mémoire migrante
mémoire en flocons de brume
mémoire des gouttes de silence sur les cristaux de soleil
mémoire de la glace en transes
mémoire des ruisseaux intra-utérins
sur la paroi du couchant
mémoire des sauts de lèvres
dans la fardoche du rêve
mémoire du passage-de-la-grande-coulée
glissant vers la plage endormie de l’oubli
mémoire de tous les non-dits de l’été
raconte-moi je t’en prie
tout ce qu’ils n’ont cessé d’oublier pour vivre
si tu veux que j’oublie à mon tour
par fidélité patriotique
des hommes en rouge sont venus ils ont brûlé nos maisons et nos goélettes ils ont saccagé nos champs et fauché nos rêves le long du fleuve et alors nous avons décidé de brûler nos mémoires pour étouffer leurs feux et défaire toute trace de leur passage
des hommes en rouge sont venus ils ont voulu emporter ta crinière et arracher tes fougères mais tu leur as échappé comme un vol de sarcelles sur le jusant en claquant joyeusement des ailes
un grand frisson boréal a traversé le crépuscule de part en part et nous sommes réapparus de l’autre côté de l’hiver comme des perdrix blanches aux pétales vermeilles qu’aucun moins quarante ne saurait contenir
et voilà que nous avons dansé comme des saute-neige qu’aucune congélation ne saurait anéantir
Jean Morrisset