Partir
Partir d’une femme pour devenir un homme, quelle déchéance, à moins de préserver l’enfance. Tant qu’à passer sa vie à être un homme, aussi bien offrir son pain à celui qui en manque, aussi bien partager ce qui nous est offert. Tant qu’à s’accrocher aux mots, aussi bien laisser de la place entre les phrases. On ne sait jamais qui en aura besoin. L’orage nous garde jeune. À chaque coup de tonnerre, on oublie son âge, mais les maisons de papier sont fragiles sous la pluie. Dans l’atelier des images, les yeux fabriquent leurs outils. Quand on emprisonne son cœur dans un coffre d’idées, on perd son temps à en chercher la combinaison. Pendant ce temps, l’amour s’évade sans nous attendre. On prend souvent pour des idiots ceux qui cachent leur pensée au niveau des souliers. Il se peut que ce soit pour connaître la route ou parler au brin d’herbe. Je n’accumule que la paille du rêve. Quand on aura tout détruit, il faudra bien faire son nid quelque part. Je sortirai tantôt pour ajouter mes traces à celles du renard. Les mots d’amour ont l’aisance des muscles, la lenteur de la courbe. Ils ignorent la droite.
Lorsque la faim n’a plus de gestes, le pain n’a plus de bouche. Il ne faut pas oublier les parias, les fous, les névrosés, les enfants mal lotis et ceux qu’on bat jusqu’au suicide. La main qui tient le fusil devient inapte à faire des lettres, à étreindre, à caresser. À peine supporte-t-elle une gamelle de honte. J’écris à la façon d’un verre qui se brise, laissant sur le comptoir des éclats de souffrance. Je bois comme j’écris, d’une gorgée à l’autre. J’aime la terre débraillée, ses cailloux luisants dans l’échancrure des ruisseaux, ses collines dressant leurs mamelons de pin, ses cuisses offertes au vent, les doigts des arbres chatouillant l’horizon. Aux coqs de village grimpés sur leurs égos, je préfère les héros sans histoire qui s’amusent d’un rien. Dans un monde indifférent au monde, lorsqu’on n’écrira plus que des poèmes à code barre, je continuerai à m’occuper du cœur, à traverser la terre du pas de l’escargot, à saluer la pluie sans l’aide d’un parapluie, à secouer les branches pour que tombent les fruits. J’oserai encore la caresse et la main dans la main. Sans changer une virgule à la grammaire du monde, mais du pareil au rêve, je continue d’écrire. Je mouds les mots comme un peintre ses couleurs. Je pense à l’odeur de l’herbe, aux ruisseaux, aux arbres, aux insectes. Il faut toujours dire non aux forces négatives. J’apprends à regarder la vie.