Petit coeur
le projectile que j’avais tiré
durant la grande guerre
a fait le tour du globe
et m’a frappé dans le dos
au moment le moins adéquat
quand j’étais certain déjà
d’avoir tout oublié
ses fautes – les miennes –
pourtant j’ai voulu comme les autres
effacer de ma mémoire
les visages de haine
l’histoire me consolait
j’avais combattu l’oppression
et le Livre avait dit
Caïn c’était lui
tant d’années patiemment
tant d’années vainement
j’ai lavé à l’eau de pitié
la suie le sang les offenses
pour que la noble beauté
la splendeur de l’existence
et même peut-être le bien
aient en moi leur demeure
n’avais-je pas comme les autres
souhaité retourner
vers la baie de l’enfance
le pays des innocents
le projectile que j’avais tiré
d’une arme de petit calibre
défiant les lois de la gravitation
a fait le tour de la terre
et m’a frappé au dos
comme pour dire
rien ni personne
ne sera pardonné
me voici donc assis solitaire
sur une souche d’arbre abattu
très précisément au centre
d’une bataille oubliée
et je tisse araignée grisonnante
des considérations amères
sur la mémoire trop vaste
sur le cœur trop petit
Zbigniew Herbert
traduction de Jacques Burko