Pour que chante le monde
De pluie lasse, il a cessé de mouiller. Il ne fait pas soleil mais le ciel se dégage. Les nuages fuient comme une horde de moutons en colère. J’écoute le chuintement cosmique du vent qui bardasse les arbres. Une heure pleine de loups épouvante les choses. Un pur lointain s’élève au-delà des collines. Je me taille un sillage dans le fleuve des mots avec la rame d’un crayon. Un souffle roule autour de moi son épaisse rondeur. Des pieds jusqu’à la bouche, ma carcasse remue tant de rumeurs humaines. Je me rappelle mon enfance, les vaches du voisin, le vin du Richelieu et ses grappes de bulles, les grosses carpes qui sautent, le mont Beloeil où je fuyais l’école, la fraîcheur des pieds nus sur une chape de glaise, les cheminots tziganes se roulant des pollacks. Ils m’ont ouvert au monde avec leurs guitares. Je n’ai rien oublié. Le passage des trains habite ma parole.
Je courais dans les champs avec les lèvres hautes pour boire de l’azur. Corps rompu de fatigues, je clopine aujourd’hui. Mes papiers si légers dans le vent sont si lourds à porter quand les mots font la gueule. Je garde malgré tout mon passé tout vivant. Une voix parle au cœur des choses. Tant de formes s’échangent. Une sarabande d’insectes chatouille l’air ambiant. Les nuages s’étirent en quenouillées de laine. Les grandes épinettes s’affirment de la tête. Parmi les arbres et l’eau, je me lève tout entier pour m’ouvrir à la vie. Je caresse la lumière du poil de mes cils. Chaque sentier est un alinéa où commencent mes mots. Je m’y avance ému, une musique sous le bras, pas celle des grandes orgues mais le crincrin du cœur, un simple ocarina ou le chant d’un grillon. J’avance dans la marge d’un texte inépuisable.
Je me lève au petit brin du jour pour regarder la vie. Je parle aux animaux sans savoir s’ils m’écoutent, aux bêtes sauvages, aux arbres, aux souches tordues comme l’arthrite. Le vent donne des coups de tête avant de s’endormir. Le soleil se lève et répand son eau blonde. Je bois à la merveille. Je me nourris de l’air. L’âme et la chair se confondent dans la beauté du monde. Aux prises avec la boue, la neige, les penchants de la terre, les soubresauts de l’être, les gruppetti de l’âme, les milles caprices de l’orage, je m’avance de pair avec les saisons. Uni à tout par je ne sais quels fils dont se tisse la vie, je m’émerveille du plus simple. Tout un peuple intérieur habite sous ma peau. Je prends leurs mots de terre, leurs chansons d’air et d’eau, pour en faire un jardin.
Entre le dur et le compatissant, un soleil tout faraud éclabousse la route. L’univers tout entier se donne miette à miette. À la table de l’œil viennent s’accouder les pins, les collines, les montagnes blanches au loin. Toutes les rivières ici s’élargissent en fleuves. Il y a longtemps déjà le cœur de ce pays s’est ouvert à la mer. Sur chaque arbre mort se pose un oiseau pour rappeler la vie. Sous chaque souche, tout un monde remue. L’atelier végétal fait reluire ses feuilles. Le bois travaille sans cesse et fait craquer ses nœuds. Quand vient le froid, le lait des arbres dort sous l’écorce rugueuse. Il s’éveille au printemps au sein de la chaleur. Sur les hautes routes de l’air, les outardes pavoisent. L’amphore de ma tête se remplit de musique.
Tout bouge autour de nous, les sons, les lignes, les couleurs, des vêtements de l’air au confluent de l’être. Les oiseaux se concertent devant l’audience des montagnes. Le langage a des mains, des oreilles, des yeux. Ses phrases toussent quelque fois. Ses doigts saignent. Du fond du sang jusqu’aux lèvres du vent, l’âme devient sonore par la voix. Il y a l’air. Il y a l’eau. De quelle vérité se nourrissent les mots, si ce n’est de la terre ? Il faut la défricher et gratter sous l’écorce. Même la nature a ses pudeurs. Un brin d’herbe suffit, si peu que rien, un simple geste, pour que chante le monde.