Pour réchauffer le coeur
J’ai tant usé mes pieds à la chair des routes, ils sont pleins de crevasses. À l’ombre des sapins, une écriture de neige laisse un peu de lumière. Elle laisse avant de fondre des fragments d’infini. Les arbres dans la cour peignent leurs cheveux de givre pendant que les gouttières lissent leurs moustaches de glace comme des langues de chat. Je remue des mots avec un bout de crayon, un bout de langue, la spatule d’un verbe. Sortant une larme de ma poche, je découpe en quartiers une pomme de discorde. À quoi bon en faire de la compote, on vit déjà dans la purée. Je jette des poèmes comme de petits cailloux pour retrouver ma route. Des mots tombent de mes poches. L’eau court plus vite en été qu’en hiver. Le lac retient son souffle sous le poids de la glace. J’y avance en raquettes. Elles sont faites en babiche comme les vieux parkas, un restant de métis et de coureurs des bois. Des skidoos foncent dans tous les sens m’écorchant les oreilles. Sous la blessure des chenilles, le vent caresse la gadoue comme un chien léchant ses plaies. Il y a longtemps que les lièvres ont fui, que les chevreuils se cachent au passage des hommes. Il fait plus froid qu’ailleurs. L’air se condense en paillettes minuscules. Mes yeux picotent dans leur cercueil de verre. La rivière est jammée par des buttons de froid, des buttes à neige, des bordées de grésil. Le paysage craque comme des os. J’y tape des mains pour réchauffer le cœur. L’hiver se mange froid. Le soleil cherche une prise pour rebrancher le courant.
Il n’y a plus de cathédrales vertes pour la prière des insectes, plus de fleurs aux noms latins, plus de lupins pour les lutins, plus d’herbe pour en faire un poème. J’en garde la fragrance dans l’odorat du cœur. Même les mélèzes ont perdu leurs cheveux. Les oiseaux glissent sur les branches. Une fine couche de glace me sépare du monde. Le ciel se tricote un pull en laine de nuages, un cache-col en soleil. Seul le vent déboutonne sa veste et fait saillir ses muscles. Les hommes se recotillent sous la doublure du temps. Leurs traces sur la neige sont déjà du passé. Au passage des chevreuils, un incendie de prunelles crépite dans l’air froid. Le ciel laisse tomber tant de flocons abstraits. Il faut parler avec la bouche close, réchauffer les syllabes avec la forge des poumons. Tout ce qu’on voit s’efface. Mon cahier reste clos sur des images blanches. L’encre gelée dérape à chaque frisson de page. Il fait écrire dans l’enveloppe, plier les mots pour ne pas qu’ils s’enrhument. Je dois rentrer faire provision d’été, de couleurs, de douceur.
J’ai parfois des haut-le-cœur en atteignant le bas des pages. Les mots qui se nourrissent de la misère du monde sont difficiles à digérer. Trop de mains gantées dissimulent des rasoirs. Parmi les mots en fauteuil dans le dictionnaire, j’en choisis d’autres debout dans les ruelles, les fonds de gorge, les langues oubliées, les mots qu’on met sous le boisseau, en bonnet d’âne dans un coin, en habit d’habitant, en grosse laine mal écrue, les mots qui coulent sous l’opinel comme un fromage bleu, les mots restés propres dans une pile de linge sale, les mots simples comme bonjour, comment ça va, as-tu froid, as-tu mal, les mots qui se faufilent par les rainures du plancher, les mots en vieux souliers et des pavés aux pieds, les mots qu’on tranche sur une table de cuisine, les mots que l’on empoche dans un carnet de cuir usé par les années. Un simple petit pois prélude l’infini et l’âme qu’on écosse. Le mot oiseau s’évade et continue de voler, laissant comme un trait d’encre sur la page du ciel.