Quelque chose de plus
Au-dessus des frontières, les riches s’ouvrent mutuellement les bras pour mieux les fermer aux pauvres. Ceux-ci doivent passer en contrebande. Il serait temps que les pelles mécaniques rongent leur frein, que les autos dérapent, que les canons s’enrayent, que le rire des enfants fasse sauter la banque. Écrire dans un paysage, s’inscrire dans un lieu, c’est aussi parler du temps. L’amour des mots est une métaphore de la chair, une façon d’habiter son corps. J’accepte mal mon embonpoint. Devrais-je couper dans le gras des mots, écrire comme un ascète ? La ligne est mince entre le hasard et la nécessité, entre la volonté et l’immanence. J’aimerais croire que ma part dans la volonté d’écrire est celle de l’obstination, du refus des conventions, du mépris des concessions. Jetant du pain aux anges, j’avance entre l’intime et l’en-dehors, la proximité et la distance, la sensation physique et la pensée, l’effort et l’émotion. On échappe comme on peut aux murs anachroniques, aux fenêtres fermées, au ciel coulant à pic. À faire les cent pas à l’intérieur du langage trouverais-je la porte ? Mon seul bien réel demeure la parole, la grammaire, la richesse des mots.
Les tractations mondaines flattent la vanité des hommes. À la longue, les masques fondent sous les larmes. Il ne s’agit pas d’être le meilleur mais de faire plus beau, plus grand, plus vaste, simplement d’aimer mieux. J’ai besoin du paysage pour explorer l’intime, d’une forêt pour percevoir le monde, de l’encre et du papier pour avancer dans l’homme. La vie est une éternité brisée par la durée. Il faut mettre l’espoir ailleurs que dans le temps. Tous les mots aspirent à devenir une phrase, toutes les phrases à devenir un monde. Je suis passé trop vite de la candeur à la perplexité. Je rôde autour des églises en mécréant déçu. Qui donc invectiver en l’absence de Dieu ? Penché sur un cahier, tentant de l’enrayer, je ne fais que toucher l’irrémédiable. Ma faim s’alimente au pain rassis des mots. Où l’on forge des armes, je cherche un bout de crayon, une plume oubliée par un ange.
Quand les mots vont au feu, il en reste la cendre. J’en ai la bouche pleine. Les mots ne coïncident pas toujours avec ce qu’ils nomment. Les noms des montagnes ne sont souvent que des Annapurna sémantiques, ceux des fleuves des Orénoque lexicaux, des paragraphes en quête d’un visage, des corps en manque de parole. Peu importe, je continue d’écrire. Il arrive parfois que la chair des mots nous protège du commerce. Les mots comme le lierre enjambent les parapets et font avec les garde-fous des escaliers de sève. Arrive un temps où ceux qui se sont toujours privés veulent plus que le possible. Pour animer les os et nourrir la chair, il leur faut non seulement dire ce qui n’est pas mais le faire, remplir le vide et contredire le néant. Les odeurs de la mort se mêlent au placenta naissant, celles des feuilles mortes à la fraîcheur des pluies. Malgré la fadeur ambiante et la froideur du verre, il n’y a pas une journée sans grain de sel, pas une soupe sans l’œil gras d’un bouillon. Refusant tout autant le strass que l’ordure, j’avance en écheveau de mots entre la cendre et la passion. Je finirai comme un fou de village, un rémouleur de verbe, les tripes à l’air entre la haute et la vermine.
Quand le vent cesse d’aboyer, les chiens se mettent à mordre. Les plus beaux mots ne sont pas à l’abri des blessures. L’être humain devrait être la base de la société, non l’argent qu’il convoite ou celui qu’il génère. Il n’est pas normal qu’on préfère tuer plutôt que perdre sa job. Il coûte sûrement moins de cher de nourrir le monde que de le bombarder. Le paraître écrase l’être sous le strass des images. Les mots sont vides de sens. Ce qui ne tremble pas finira par tomber. L’amour qui ne fait qu’un pas décourage la route. Le paysage ne voit plus que d’un œil. Le sang circule en noir et blanc sans colorer les veines. Il y a un tel silence qu’il faut ouvrir les yeux, un tel vide qu’il faut tendre la main, un tel froid qu’il faut brûler les mots pour réchauffer le corps. Toutes les maisons respirent par la porte. Elles sont aveugles quand on baisse les rideaux. Le bateau des images déserte l’horizon. Les meubles dorment sous la poussière sans plus rêver de rien. Il ne faut pas se croire plus mortel que son corps. Un poème invisible agite le réel. Chaque feuille en tombant redresse la forêt. Les chevreuils viennent lécher la blessure des arbres. Il suffit parfois d’un mot pour que le temps s’arrête ou recommence, d’une couleur pour sauver le tableau, d’un son pour enrichir la voix. Quand l’arbre disparaît, il en reste le pin, l’érable, le thuya. Les noms s’étonnent de survivre à la chose. On ne fait qu’entrevoir ce qu’on ne saurait voir. Tenir le livre n’empêche pas les phrases de tomber. Même la ligne droite a la sphère en mémoire. Il y a toujours du sang dans les mots sur papier, de l’encre dans les veines.
Toujours est illusoire quand on se refuse à l’instant. Contre les calculs savamment orchestrés des marchands, il n’est pas question que je renonce à ma folie. Elle est ma seule raison d’être. J’apprends à vivre comme un loup. Le bruissement du crayon m’est une musique plus douce que le bruit des tiroirs-caisses, le vroum-vroum des moteurs, le vrombissement des bombes. Écrire est un miracle comme la vie elle-même. Les muscles ne sont pas faits pour soulever des haltères de misère mais accueillir les caresses. Esclave de l’opinion, des pubs, des slogans, on s’en remet aux choses pour se croire vivant. Les biens qu’on accumule étouffent la parole. On ne fait pas son miel dans le silence des abeilles. On fait son pain en nourrissant les pierres. La mémoire est une boue retorse. Pas de sang, pas de cris, un grand corps disloqué qui cherche ses racines. Les mots y flottent ou s’y engluent. Une ombre sort de l’ombre et quête la lumière. J’entends crier «Au secours!» entre les murs de chaque homme.