Rien ne va plus

Publié le par la freniere

Tu as bien fait de partir, maman. Rien ne va plus ici. On dilapide le temps, l’espace, l’espérance. La pluie tombe à l’envers. Les chemins noirs du vent étouffent la lumière. Les métastases prolifèrent dans les poumons de l’air. Les tourterelles tristes, les abeilles, les mille-pattes sont en danger de mort. Les mille petits riens ne répondent plus de la vie. On ne lit plus que les nouvelles, les potins, les ouï-dire, les opinions. On numérise les couchers de soleil sans regarder les vrais. On rase les montagnes. On couche les rivières sous des capotes militaires. Trop antennes perforent le placenta du ciel. La terre étouffe sous le trop plein. La pluie ne lave pas toutes les cochonneries chimiques. Les hommes brouillent les pas de l’invisible avec leurs gros sabots.  On vide la terre de ses muscles comme un corps de ses poumons, comme on étripe un chat. Le dos du paysage ne s’appuie plus sur rien. Les bras des arbres peinent à soulever deux nids. Les souvenirs numériques feront bientôt de l’homme un immense trou de mémoire. Le lever du soleil n’est plus qu’une tache dans le paysage. On le préfère en fond d’écran photshoppé d’aplomb. On a monnayé le temps, le rendant inégal pour tous. Ceux qui n’entendent plus ont toujours un téléphone en main. Ceux qui ne voient plus ont les yeux dévorés par les écrans. Toute la monnaie du monde ne vaut pas une fleur, un insecte, un brin d’herbe. J’ai honte devant mon loup de ce qu’on fait de la terre. Je meurs de ces guerres qui ne sont pas les nôtres. Je cherche ce que tu m’as donné et je ne trouve rien qu’une vérité contraire. Je cherche la bonté, la beauté, l’absolu. Il me reste les mots comme des poings d’enfant, tes larmes à opposer aux armes. Quand je n’ai plus de mots, il me reste les lettres, les dessins, les couleurs. Il me reste un crayon pour inviter les phrases. Elles accourent parfois comme des chats de ruelles, des mésanges, des suisses aux bajoues pleines de mots. Je trouve refuge dans les bois, les champs de moutarde qui bourdonnent et les pignons de pin qui craquent sous les pas. Je trouve refuge dans un livre et ses idées qui veillent sur la page blanche du sommeil. Il n’y a pas d’autres biens qu’au jour le jour, un pain, un mot, le rire d’un brin d’herbe, une promenade en bottes, un imbécile de chien qui aboie pour un pneu, une pipe qu’on rallume en brûlant sa moustache, le poids léger du souffle sur le poil des mains, sentir en soi la vie comme on regarde un feu.

Publié dans Prose

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