Sans connaître

Publié le par la freniere

L

a colère et la révolte nous empêchent de désespérer. La beauté nous apaise. La lenteur nous maintient sur le fil. Avant que le champ de la conscience se restreigne à l’écran, je regarde le ciel. Je marche avec mes pieds. J’applaudis le soleil. Je m’attarde à la bulle d’air d’un mot, à la buée du cœur, à la bouée des mains, à l’outarde échappée de son triangle en vol, au rêve irisé d’une goutte. Deux ou trois choses nous font vivre. Trop de choses nous tuent. Je m’enrichis d’azur, d’eau d’érable et de fruits. Le givre peint sans connaître Seurat. L’oiseau chante sans apprendre Mozart. La danse des samares n’entend pas la musique. Tout fleurit d’un seul coup aux bras des cerisiers. La main tendue aux fleurs, au pollen, aux abeilles, j’attends que vienne un ruisseau de soleil sur les montagnes de neige. La route qui s’efface se transforme en cahiers, rassemblant un à un les fragments de ma vie. Il est trop tard pour m’apprendre à écrire. Je fais comme je peux éclater les voyelles. Je mange mes mots. Je prends une tache d’encre pour en faire une phrase. Ma voix se mêle au sang, aux sueurs, aux semences. Mes mots sentent l’étable, l’érable ou le cambouis, le dos rond d’un pommier, le ronron d’un chaton. Entre le verbe et l’homme chaque mot a ses torts et sa propre lumière. Des milliers de syllabes refusent de se taire, habillant le non-être avec la chair du monde. J’écris une lettre à la vie, à la montagne, aux hommes, un postscriptum à la mort, un poème à la mer. J’apprends le cancre aux professeurs, la tendresse aux bourreaux, la sève au bois de lit, la saveur à la cendre, la chair aux apparences. J’apprends la colombe aux fusils, la paresse aux outils, la caresse aux épines. Rien n’est perdu tant que les mots perdurent.

         On oublie l’aube et la rosée, le pain perdu, les mots d’amour. On croit la guerre indispensable. On prend l’argent pour du réel et des avions pour oublier. Mille cadavres d’enfants n’arrêtent pas le progrès. Je ferai du malheur une pelle sans manche, une veste sans bras, un atome de rien. J’effacerai d’un geste le défaut du néant, le caprice du vide. J’inviterai l’espoir à vivre sous ma peau et l’amour à ma table. Je poserai sur la nappe le pain de l’horizon, un cheval, une montagne, un caillou faute de mieux, un peu d’azur dans mes poumons grisâtres, une eau de poésie dans un pichet de prose. Dès le réveil, j’ai besoin d’encre et de papier. J’époussète la vie avec des mots d’enfant. Quand le roman finit à la dernière page, c’est alors que le poème commence. Il est des mots qu’on choisit pour le son, la musique, l’odeur. Des métaphores surgissent à l’insu de la tête. Le malheur d’une pierre vaut bien quelques voyelles, la douleur d’un oiseau au moins une consonne. Entre la mort et moi, je trace des images. Je dresse quelques mots. J’ajoute à chaque page une raison de vivre. Je nourris chaque matin des phrases qui ont faim, des paroles assoiffées. Je redresse les mots qui perdent leurs genoux.

         Quand la phrase est finie, chaque mot s’arrête. L’imaginaire continue bien au-delà de l’encre. La neige quand elle fond ne laisse pas de blanc. Quand l’hiver disparaît, il faut laver les vitres. La transparence du printemps laisse entrevoir l’été.  Je regarde la pluie diluer la lumière. La terre devient verte. Une petite graine cogne pour sortir. Seule une fourmi l’entend. Les pierres changent de place sans faire de bruit. Les racines s’étirent sans que bougent les arbres. Les oiseaux ne chantent plus comme hier. Il arrive qu’ils tombent sans savoir pourquoi. J’entends pleurer les saules, les petits mots des arbres qui ne sont pas des feuilles, la plainte des sentiers battus, la complainte des ormes. Les sens nous éclairent entre l’humus et l’oxygène. Les mots laissent entrevoir l’impalpable des choses, les sentiments qu’ils évoquent, les émois qu’ils provoquent, de l’origine au souvenir. L’espace, il faut savoir l’aménager, du grain de sable aux montagnes, de la sève à la planche, de l’atome à l’étoile. De la jeunesse en fleurs aux fruits de la vieillesse, la sève n’a pas d’âge. Elle est le sang de l’âme. Entre la mémoire et l’imagination, le réel doit se tordre le cou. Un petit courant d’air, une odeur de lilas, de foin coupé, un vague hennissement sont aussi des questions. Il suffit de sentir pour avoir la réponse. On habite les odeurs bien avant les idées. Le sens olfactif précède la recherche du sens.

         Les bêtes n’écrivent pas avec leurs griffes. Leur urine est un texte, leur odorat une forme de lecture. Les hommes écrivent avec n’importe quoi, leurs pieds, leurs mains. Ils lisent en braille ou par oreille. Il n’y a pas d’âge privilégié, un temps pour la folie, un temps pour la sagesse. Il n’y a que du temps qui passe. Devant le monde extérieur, l’intérieur s’étonne. L’âme est rarement synchrone avec le geste. Certaines morts embellissent la vie. Certaines vies donnent un sens à mort. C’est dans ce cadre que l’homme fait sa route. L’écriture est un métabolisme inquiet. Chaque feuille exprime l’arbre tout entier. L’homme s’explique mot à mot. Je ne parle pas du comment mais de l’être. L’individuel ne doit pas s’opposer au social mais lui donner la main

Je reconnais les mots au silence qu’ils portent. Quand le soleil soigne le ciel couvert de bleus, les arbres se réveillent. Les fleurs recommencent à pousser, tant de joie sur une tige, tant de couleurs dans les yeux. Je copie ce que je vois. Je l’invente. Je le découvre. Je le transforme en rêve. J’ai perdu la tête qu’il me voulait. Je porte celle de mes rides. Je prends l’amour à bras le cœur. Je tiens l’espoir à bras le corps.  Je parle comme un pied devant l’autre. Je bats des mains sur le papier.  Malgré les livres lus, je fais partie des illettrés, des sans-grades. Je porte le nom des anonymes.  Ma voix ressemble à leurs visages. Je peine à joindre les deux bouts mais les mots enrichissent mon âme. Devant l’injustice et le mensonge, mes yeux se tendent comme un poing. Si je n’ai rien, c’est pour donner la vie. Ceux qui manquent de mots nourrissent ma parole.

Publié dans Prose

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