Semblable

Publié le par la freniere

 

Une entaille au bout du doigt, chaque fois qu’elle écrit, elle a mal. De ce tail que personne ne voit, une parole suinte que personne ne sait. Tous les passés appuient. Des tout petits trésors, des rêves de tiroirs, des dentelles trouvées, elle  fait une porte que la pression révèle. Elle ne parle pas de son vouloir. Des étourneaux vers les draps du dessus, des lavandes grillées aux  outrances d'été, du baiser de la nuit dans la bouche du soir, elle ne dira rien.  Elle écrit d'une entaille. D'un long trait qui ligne le parcours. Elle écrit des cailloux jetés sur le  plus simple, du puits des imparfaits où se noie le présent, des famines des soifs sur la table des bras. Elle est cette douleur dans un coin de cuisine. Les mots à bout portant un couteau sur le cœur. Se profilent des bourgeons que le mordant d’hiver noircit de lettre en lettre. De brindilles en jardins, elle va solitaire dans le doute et la paille des mots délaissés par les autres. Elle ne parle pas de miracles ou de ciel, ce dieu à la poitrine absente, ce menteur d’origine. Elle penche son front. La page la regarde. Rappelle-moi ce que je suis. Elle veut le noyau de la pêche et du feu, l’audace qui déleste sa robe, le sourire édenté des arbres de novembre, le regard de la vitre où s’étend la buée, les noces d’horizon aux hanches de la mer. Une petite voix blottie sous sa chemise l’étonnera toujours. Elle pousse le dé de la désespérance, connait un lieu qu’elle ne sait nommer. De cette entaille au bout du doigt que personne ne sait que personne ne voit, elle marque en rouge : je te connais, ma semblable, ma soeur.

 

Ile Eniger - Le bleu des ronces - Éditions Chemins de Plume

 

Oh, un tail ! inoubliable, le tail ! coiffé de son minuscule pansement de chiffons, rapidement sali par tout ce qu'on voulait, l'encre et la terre du jardin, les larmes et l'eau ; rapidement guéri mais toujours réouvert par la force des choses et les jeux du dehors. Le tail qui se rappelait à nous aux moments où il ne fallait point, leçons de piano, écriture. Langue pendante, coudes étalés sur la table, et la joue frôlant l'ardoise. Le tail alors se rouvrait d'un coup, on envoyait la mine d'ardoise, d'un blanc-gris cassant, valser vers le sol, d'un geste brusque, mal réfrénée - pas réfréné du tout.

Le tail, Ile ! mais c'est toute mon enfance ; il me suit encore. Merci de lui avoir redonné vie, au propre et au figuré.

 

Lise Genz

 


Publié dans Ile Eniger

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