Sur l'aile des poumons
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ans mon canot d’écorce, je caresse des doigts la chair de poule du lac. Je tends ma ligne sur un cahier de cuir, repêchant quelques mots oubliés par le temps, la virgule d’une arête, une botte mouillée, quelques syllabes d’eau. J’écris autant que je rame. Je danse sur les chevilles fragiles des vagues. Le cri d’un huard s’envole sur l’aile des poumons. L’horizon, à cette heure, est comme un chat qui dort. Seule sa queue soulève une poussière d’âme. Il n’y a pas encore de yachts. Le vent laisse des rides sur la surface de l’eau. Arraché du ventre de ma mère, j’ai cherché son langage. La langue maternelle est la première qu’on apprend. Je cherche le plus proche, l’émotion, la douceur. Chaque coup de rame est une phrase, une façon d’écrire, un battement de cœur ou de cil.
La pointe du canot agite la lumière. J’habite le corps du monde comme un courant lunaire. La marée du cœur accélère le pouls. Je ne trouve pas les mots pour dire la lenteur. Aller sur l’eau n’est pas comme s’arracher à la boue des sentiers. J’écris sur les nuages, les arbres, les cailloux mais c’est encore ma langue. Je parle avec le lait qu’on m’a donné, le pain blond de l’espoir, la bave de mon loup. Je fais mes courses dans le rêve sans écran numérique. J’ai troqué le clavier pour un bout de bois dans l’eau. Je prends le frais. Je prends l’air. Je retrouve un monde fait à la main. Accroché à ma ligne, je prends des mots à défaut de poissons. Qu’importe ! Mes yeux boiront de l’encre. Je mangerai du papier. Le temps flotte en érodant les rives.
J’atteins la Bécancourt sans m’en apercevoir. La terre vue de l’eau n’a pas le même visage. On voit l’envers des choses, les petits quais de bois, les cordes à linge, les cicatrices du vivant sur les murailles de pierre. Je m’enfonce plus avant. Seul un canard me suit. J’aperçois un chevreuil dans le premier tournant. Il s’abreuve à l’eau vive. La pince du canot trace un v sur le cuir gris de l’eau. Je caresse un pelage agité de frissons. Je soliloque avec l’invisible. Une page échappée du cahier laisse couler son encre. Une première vague avale cette phrase éphémère.
J’avance à l’ombre des érables. On dirait des bras et des mains. Le vent leur fait des gestes d’homme. Un chapeau de feuillage cherche une tête immense. J’entends des voix qui n’en sont pas. J’écris des mots qui font des ronds sur la houle des pages. J’avance par glissades. La vie s’allège à chaque effort des bras, à chaque muscle qui bouge, à chaque brassée d’eau. Plus loin, l’herbe pousse même sur l’eau. On peut presque marcher sur un treillis d’écume, entre les nénuphars et les quenouilles. Un tronc d’arbre courbé a l’air d’un hippopotame. Deux trous moussus lui font de grands yeux ronds. On prend souvent les choses les unes pour les autres, un lézard pour une branche, un avion qui passe pour un oiseau qui vole, un pédalo pour une balançoire. Tant de cailloux polis sont la signalétique du rivage. Les doigts du vent y lisent en aveugle. Il y a dans l’eau une magie qui attire. Toutes les vallées sont un ancien déluge. Amoureux des tortues, je suis venu photographier leurs œufs. Elles sont déjà parties rejoindre l’Atlantique. Je connais leur trajet comme les veines de mon corps. Elles naissent sur la terre et meurent dans la mer. Il arrive qu’une seconde touche à l’éternité. Le courant passe dans les fusibles des bourgeons, électrisant la sève. Ma solitude accueille l’infini.