Sur la même terre
Vivons-nous tous sur la même terre ? Là-bas, le chant des douilles, les éclats de ciment arrachés par les balles, la chair des enfants déchiquetée par les mines. Ici, le coton ouaté, le cocon, le confort des lits, l’eau pure des piscines, le blanc des porcelaines. D’un côté, celui de la verdure et du chaud, des herbes exubérantes, les lézards s’étirent au soleil. Une odeur de miel s’exhale des tilleuls. Un enfant court après l’abeille. D’un autre, l’air est dur comme le roc. Les visages fument comme les chevaux durant l’effort lorsque l’écume se mélange à la neige. Chacun est à la fois, une mère et l’enfant, le riche de monnaie et le pauvre de cœur. Pour certains, la vie est un sommeil. Pour d’autres, c’est une longue insomnie. Chacun reconnaît ses rides dans le visage de l’autre. Dans la langue natale, les mots les plus simples sont les mots d’amour. «As-tu froid ? As-tu mal ? Encore un peu de pain ?» Le matin sort de l’ombre comme un enfant s’éveille. Il faut marcher des kilomètres pour un lopin d’amour, un petit bout de paix, un quignon de tendresse oublié par la mort.
Assis sur un vieux pneu de tracteur, armé d’un opinel, j’attaque un fromage bleu. Tout s’éparpille et se dilue dans un trou de mémoire. Noyé dans mon cerveau, je cherche une bouée. Vieillir avec une histoire, c’est un peu rajeunir, c’est vieillir un peu moins, c’est retrouver des pas que l’on croyait perdus. Je ruse avec le vide et la stupeur béante. Je couche toujours avec des mots, où il y a la terre, où il y a la mer, où il y a la vie, où il y a la mort, où il y a le rien cherchant le tout. Quand j’abandonne la lumière, ils font de l’ombre derrière moi. Il y a des routes plus longues que le voyage, des pas plus vastes que la route, des trous de mémoire remplis de souvenirs, des nuages trop bas, des orages trop courts. Il y a des mots trop lourds pour les dire. Les ratures n’effacent pas les années noires. Elles les soulignent par le vide. L’absence s’anime sous les traits de crayon. Elle prend la démesure du temps. Je renais du voisinage entre deux mots, de la rencontre d’un verbe et d’un objet, du contact entre l’encre et le papier. Je bouge les doigts pour remplir les pages. Je retrouve la mer cachée sous le plancher, le jardin de grand-mère serré dans une armoire. J’invente ce qui manque, une fleur à l’oiseau, la parole aux poissons, des ailes aux précipices, une sève à la pierre, du cœur aux bonhommes de neige, une âme aux épouvantails. Je recompose un fruit à partir de l’odeur.
Des orties poussent dans la marge, entre les coups de crayon et les pattes de mouche. Des voix s’élèvent entre les lignes. Des mots s’écrivent à mon insu. Au cimetière du temps, les cercueils sont des horloges vides. Debout sur la galerie, je me cherche une route. Des stalactites de glace prolongent le soleil. Tous les chemins sont bloqués par la neige. Une pelle ne suffit pas pour aller jusqu’à moi. Je dois creuser la page ou la remplir de mots. Ils courent sur la page pour enterrer les armes et déterrer des larmes. Entre la plume et le plumeau, ils cherchent la verveine apaisant la colère. Sur un parterre d’encre, je fais la guerre aux adjectifs, aux limaces, au chiendent, à la poussière des idées. Je préfère les parasols aux parapluies trop pessimistes, les tournesols aux pavés qu’on arrache, les fenêtres cassées aux murs sans compassion. Quelques mots suffisent pour relier tous les silences, trouver la terre sous la neige, la sève sous l’écorce. La terre n’est pas si grande qu’on le dit. Une main qui donne l’agrandit. Une caresse la nourrit. Je m’incline la tête pour entrer dans un livre. Je m’y redresse dans la marge, embroussaillé d’images, empêtré de syllabes, un crayon fiché derrière l’oreille comme un stéthoscope d’infini. Ce que j’écris à la chaleur de l’âtre fait fondre les glaçons et tient tête à l’hiver. Parmi les bruits du monde, le cri muet des meubles, la surdité des hommes, la cendre des mots tus garde une odeur d’allumette. Assis sur la chaise des mots, j’éloigne des noix creuses la bouche d’un tamia.
Au milieu du désert, la pointe des chaussures se tourne vers la mer, non pour le sel mais le son, le bruit des vagues remplaçant les mirages. Un caillou dans la main se remémore la montagne. À la fleur de l’âge, les épines se dressent devant les sécateurs. Je n’ai pas de fusil mais les balles d’un stylo jouant à la marelle, un sanglot dans la gorge adossé sur la voix, un immense trou au cœur pour accueillir le monde. Je n’ai pas de sextant mais le compas des jambes sur la courbe des routes, l’aumône de quelques mots sur la page qui mendie, la mine d’un crayon touillant les braises sous la soupe des pauvres, les fruits de l’alphabet sur la table du cœur. C’est dans un livre ouvert que je ramasse des cailloux, que j’essore les mots, entre deux lignes que je tends mon hamac, entre deux phrases que je trouve ma route. Toutes les herbes sortent du même trou que les arbres, les fleurs du même panier, les étoiles du même ciel, les hommes du même lit.
Parlant à peine, debout depuis si peu, les hommes s’étripaient pour un silex. Aujourd’hui qu’ils se noient dans les mots et prennent le ciel de vitesse, ils s’étripent encore. Mes pieds se posent où ils peuvent. Je marche avec la route repliée dans une poche. L’eau monte quand je dors. Je nage entre les rêves, les hippocampes, les méduses. Je traverse la nuit à petits coups de rame sans éveiller la lune qui fait japper les chiens. La pluie brise sa laisse. Le vent oublie de respirer. Les secondes s’enfuient de la prison du temps. Des ombres marchent à mes côtés et soutiennent ma voix. La neige qui efface la terre la redessine en blanc avec au col des dentelles de givre, aux hanches des collines un corsage de glace. Je mélange le ciel avec le macadam, le cuir des souliers avec les cheveux d’ange, les secondes perdues avec l’éternité, l’opaque au transparent, la sueur des hommes au sang noir de la terre. J’enlève aux mots leur muselière comme on ouvre la porte à tous les vents du monde.