Une ligne invisible
Quelques gouttes d’oiseaux viennent colorer le ciel. Ce n’est plus le temps mais une ligne invisible qui m’attend. Il faudrait trouver un sens à la vie pour pouvoir s’y accrocher. Tout n’est pas noir ou blanc. Il est des choses plus difficiles à dire qu’à faire. S’il est facile d’adorer le soleil, il est plus difficile d’aimer l’homme. Pour un alcoolique, être saoul c’est comme être chez soi, retrouver quelque chose à laquelle on tient. Le vide a quelque chose de rassurant pour qui veut le remplir. La poésie n’a pas à revendiquer sa place mais à la prendre comme une mauvaise herbe assaillant le béton. L’esprit nomade ne vient pas uniquement de la route. Il y en a qui voyage dans leur tête bien au-delà des mers. Il ne s’agit pas d’opposer la jambe à l’avion, la brouette au TGV, les paquebots de paresse aux vélos maigrelets, l’automobile obèse aux coudes encaustiquant les tables de lecture, le poseur de bombes au Christ en équilibre sur sa croix. Le voyage n’est pas une affaire de kilomètres mais une façon d’être. Je suis de ceux qui partent sans connaître de port. On rêve tous d’un pas plus grand que les pas déjà faits, d’un coq de village indiquant l’infini, d’une âme indifférente aux contingences matérielles, d’un présent différent, d’un ange en filigrane sous la peau, d’une boussole du cœur ayant perdu la mort.
Dans la quête du sens, il y a loin du garçon de course au fouineur génial. Des aisselles en sueurs à la colère de l’herbe, du parfum de santal au qui-vive olfactif, du délire des polypiers à la logique de la glace, je cherche les atomes crochus, la part manquante du monde, un soupçon d’absolu. Les blancs de la carte se remplissent de mots. Une mer s’invite au milieu du désert. Des mots tombent de mon carnet comme des abeilles mortes. Sur la rivière de l’enfance, une larme suffit pour provoquer l’embâcle. Je dérape dans les gravats des phrases, la garnotte et la sloche. Pour manger à la vie, je me sers plus souvent d’un coupe-papier que d’un couteau à pain. J’aime les livres encore frais qu’il faut déshabiller, leur odeur d’encre à peine sortie du four, le friselis des pages qu’on caresse du doigt. Chaque langue a sa musique, ses odeurs, ses tics. Il faut changer de lunettes à chaque fois qu’on lit. Il y a des mots myopes, des images presbytes, des paragraphes de béton et d’autres de cristal, des métaphores trop nues pour l’iris des yeux, des lignes en sémaphores, des apocopes de la couleur du foutre, des voyelles fluo aux accents de forains. Des exvotos de chapelle aux rames de métro, des grottes de Lascaux à l’homme-sandwich, des chambres pleines de livres aux granges pleines de foin, des coffres-forts pleins aux phrases vides de sens, c’est la même route qu’on poursuit.
Parfois je suis un arbre, consommateur de vent, parfois un homme, consommateur de rien. Si le poème tient debout, j’y vacille quand même. J’ai besoin d’utopie, de rêve, de poésie pour cracher le morceau, d’un chiffon dans la voix pour effacer l’horreur. L’adhésion au monde implique aussi un refus de ce qui le rend injuste. La fenêtre d’un livre absorbe l’horizon. Je me suis fait un nid, tout à côté des mots, tout à côté des hommes, du côté déchiré du monde. J’ai invité les bêtes à partager mon pain. Il y a toujours des restes dans les mots, des marges dans les pages, des trous dans le regard. La lumière souvent n’est que le cri des ombres. Ce qu’elle éclaire prend la forme du temps. Les couleurs glissent sur l’horizon comme des luges visuelles. Pour écouter la terre faut-il être dessous ? Il y a trop de pays où les enfants rêvent de mourir. Ils ne jouent pas à la guerre mais la font. À quoi sert-il de voter pour des lois qui ne sont que des chaînes ? Elles protègent l’avoir au détriment de l’être. Il faudrait naître nulle part pour être de partout, parler avec les mains si les hommes sont sourds, écrire avec les pieds si les routes savent lire. Ce que je laisse de moi figé sur du papier, c’est pourtant ce qui vit.
Passant du chaud au froid, je tourne autour du monde comme une goutte de mercure. Le temps ne change pas pour être ce qu’on veut. Il passe comme le vent, rapide comme le feu courant d’une mèche à l’autre, un rush de coke dans la ruche boursière, le saut d’un chat sur un oiseau, une maille qui file sur un tricot usé, une chienne qui s’ébroue et mouille le plancher, une balle qui traverse le cœur. Il passe comme le vent, gossant comme le bec d’un corbac dans un nid d’hirondelle, l’entêtement d’un pic bois sur une toiture en tôle, un nœud d’érable sous la hache. Il passe comme le vent, lent comme un cadavre dans une file d’attente, l’ababouinage d’un voilier sur la mer des sarcasmes, le vent du Wyoming laissant dormir le sable. Toujours les riches et pas les pauvres, toujours le non jamais le oui, un trou dans la pensée mais rarement un poème, tout pour le faux rien pour le vrai, tout pour la banque rien pour le troc, tout pour le toc rien pour le pain, tout pour le cul rien pour le cœur. Un peu derrière moins devant, survivant au néant, j’écris le tout pour le tout. Pour surprendre la mort, je raconte ma vie, ma foi de barreau de chaise, ma soif d’absolu. J’ajoute quelques mots à la prière des athées.
Lorsque je paie mes dettes avec un livre, on me rend mes poèmes tout barbouillés de chiffres. L’impôt n’accepte pas la vérité des mots. La justice n’est jamais du bord des innocents. L’économie pèse plus dans la balance que la douleur des hommes. La prose des notaires tache de pattes de mouche tous les dessins d’enfant. Les corbeaux viennent ronger les pommes des poèmes et le crédit rogner les fins de mois du rêve. Les choses bonnes avec nous, les banques finissent par les avoir. Il reste les arêtes, si peu de chair autour. Nous veillons sur le seuil, en retard d’une vie, en avance d’un rêve, l’amour à découvert, une maison de poussière attendant le balai. L’amour n’a plus que ses frissons. Un peu de sang persiste dans le cerveau du cœur, un peu de voix, un espoir d’asthmatique, un souffle de colère dans le lobe rose des poumons.