Une odeur d'existence

Publié le par la freniere

Le sang s’éveille sous ma chemise. Je n’arrive plus à dormir. Avec ses guerres, ses famines, ses faillites, le monde se fait pierre sous mon oreiller. Des enfants me regardent avec leurs yeux immenses rongés par la peur. Des fusillades éclatent dans ma tête. Je ne suis pas venu construire des prisons, monnayer des otages, détruire des jardins. Il y a des morts à chaque fois qu’on écoute le son des tiroirs-caisses, que l’argent vole à l’homme son visage, que le profit l’habille, que les choses l’habitent. On ne voit plus de mains qui donnent sans tout reprendre, on cherche le cœur où enfoncer la lame. S’ils le pouvaient, les marchands couperaient toutes les jambes pour vendre des chaises roulantes. C’est déjà ce qu’ils font avec la terre qui est à tous. Ils se l’accaparent en pièces détachées. L’économie se nourrit de cadavres. Je ne suis pas venu parler de musique avec la voix d’un sourd ni de peinture avec des yeux d’aveugle. Le temps, petit à petit, se dépouille de nous. La ligne de départ se confond avec celle d’arrivée. Quand les pas font défaut, les mots prennent la relève. Ils scient les barreaux du silence et font sauter les gonds. Il n’y a pas de chef chez les mots. Chacun fait la queue dans une phrase.

 

Le paysage façonne le regard tout autant que les yeux le transforment. Dans la lumière, les yeux sont doublement lumière, celui qui éclaire et l’autre qui se laisse éclairer. Je m’éveille chaque matin au bout d’une phrase inachevée. Certains mots font un bruit de clefs. D’autres déboulent d’une montagne en mottes de tête dure. Des mots roulent des yeux, des mots à tête chercheuse, des têtes inattendues. De gros mots se battent pour la chair d’une voyelle. Quand je les prends sur mes genoux, ils retombent en enfance. Des mots changent de sexe d’une grammaire à l’autre. J’ai beau gommer des phrases, raturer des images, une odeur d’existence persiste sur la page. Les mots survivent à la phrase, les couleurs à la toile, les notes à la musique. L’homme survit à peine aux choses qu’il fabrique. Je ne sors jamais sans prendre mon cahier. Quand les nuages tombent en amour, la pluie vient caresser la terre. Je n’ouvre pas un parapluie mais les pages d’un carnet. Je laisse l’eau boire mon encre. Lorsque l’air se dévêt, mille oiseaux s’en échappent. Un pollen d’or illumine sa peau. J’ai besoin d’un crayon comme l’aveugle d’une canne. Je tire le fil des paroles par les trous de la misère. J’en fais parfois un châle de lumière. La part du pauvre est le trésor des mots.

 

L’un ne finit pas où l’autre commence. Nous sommes tous faits les uns des autres. La route parle par ses pas, le boulanger par sa farine, les banquiers par le vol. Les manches d’un soldat se prolongent en fusil. Les épines protègent la beauté des orties. Les arbres chantent au passage des oiseaux. Les amoureux s’échangent l’infini. On est toujours sauvé par un miracle, l’amour ou la parole, le partage ou l’espoir. Je rêve de bourgeons dans la nuit des racines. Pendant que l’homme croit changer le monde, les chenilles participent à sa métamorphose.

Publié dans Prose

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