Des mots à cran d'arrêt

Publié le par la freniere

Venant d'un trou perdu, ma découverte de la ville fut une autre façon d'appréhender la vie. Un nouveau sens naissait là, les premiers mots d'une promesse, la fréquentation des êtres après celle des hêtres, des érables, des bêtes. J'étais ailleurs, en lisière du possible, fœtus campagnard pataugeant dans la matrice urbaine. J'avais quinze ans et j'espérais je ne sais quoi. Les mots prenaient un autre sens entre les coups de gueule des ivrognes et le rugissement d'immenses viragos. Je me sentais canaille parmi les traîne-misère. Ceux dont les vêtements sont sales sont souvent des gens propres. Je me méfiais des autres avec leur sourire colgate et leurs tics à la mode, ceux qui respirent l'air du temps avec la bouche en cul de poule. Les lames à cran d'arrêt et les surins de banlieue eurent tôt fait d'éventrer mes fadaises. J'en garde sous la gorge une cicatrice amère. Toutes les barbes cachent un secret. Sur les murs aveugles de la ville, les graffitis fleurissent. Ils sont les yeux d'une jeunesse en colère. Un drôle de monde se prépare, une hébétude programmée, une mauvaise habitude, un monde sans mémoire. Dans un grand bruit d'ailes coupées, la tête accrochée aux nuages, j'ai rejoint peu à peu la race des perdus, les perdants magnifiques, les beautiful losers de Cohen. Nous brûlions des billets de banque sur la place publique, alors qu'aujourd'hui la jeunesse bredouille des textos sous le regard vitreux des caméras de surveillance. Les portes s'ouvraient d'un coup d'épaule. Les fantômes des livres ont pris toute la place, mais je n'ai pas renié mes rêves de jeunesse. J'aurai passé ma vie à faire les premiers pas.

 

J'ai toujours eu besoin de marcher, surtout sans but. Triturant les secondes, cherchant sans fin ce que dehors recèle de dedans, recherchant la lumière quand les ombres s'allongent, chacun subsiste comme il peut. On bute contre un mur. On glisse. On dérape. On s'écorche le cœur. L'éden est loin. La bonté s'est perdue.Quoiqu'on fasse, c'est toujours mourir un peu. Quand on commence à savoir vivre, il est déjà trop tard. Debout sur le balcon de la mémoire, j'ai le vertige en regardant vers le bas. J'habite un monde mal foutu. On n'écrit pas avec de l'encre. On écrit avec le temps. Les mots n'ont pas d'âge. Ils se conjuguent à l'infini. On écrit vraiment bien qu'en noir et blanc, mais je me perds dans les années. Je parlais de mon arrivée en ville et me voici dans un village perdu que je ne connais pas, une Brocéliande de foire où les sorcières s'habillent à la mode, un vieux village typique de l'arrière-pays avec ses maisons décrépies, ses hôtels au crépi refait à neuf, ses platanes arthritiques, ses oliviers têtus, ses balsamines sauvages fouettées par le vent. Je ne suis pas dans le même pays. Il y a des vieux assis sur un banc de parc, des enfants refaisant le décor dans les maisons détruites tout comme Réda dans les ruines de Paris, Apollinaire dans les rimes, Artaud dans la pensée des hommes. Les vieilles ruines de pierre m'apparaissent plus stables que les tours à bureaux. L'architecture moderne n'a crée que des déserts de verre. Ici, il y a encore des ombres qui nous parlent. Il y a le fou du village avec sa tête construite à coups de poing, ses grimaces d'enfant puni, ses rires pour un pet, ses larmes pour un chat qui fuit devant ses pas, ses hurlements de rage en direction du monde. Il y la folle du logis nous indiquant la route. Elle ne semble connaître que celle du cimetière. Dès qu'on lui pose trop de questions, ses yeux bleus deviennent gris et nous fusillent du regard. Ses pupilles de poupée deviennent des billes d'acier. Je ne sais quel passé lui remonte à la gorge.

 

Chaque phrase est une diaclase formant la densité géologique du temps. Mon stylo est un silex dans le schiste des mots. Toute vie se perd dans l'inaccompli. J'ai habité les livres tout autant qu'un pays. Les mêmes fantômes les hantent, les mêmes souvenirs, les mêmes fleurs poussant dans la fressure du temps, les mêmes herbes folles, les mêmes orties qui glissent dans les brèches, les mêmes abeilles, les mêmes guêpes qui pompent la glycine. Ceux qui ont besoin d'une bouée finissent tous par se noyer. Dans ce monde de paperasse et de papier, quel passeport exigera-t-on à la dernière douane? On ne fait pas cent mètres de rêve sous la corpulence des idées. On perd le souffle de l'enfance. La première fois où j'ai aperçu un cheval, je me suis mis à croire plus fortement aux anges. S'il y avait une si belle créature sur terre, pourquoi pas des fées, des elfes, des lutins. Au premier bruissement de l'air, je me suis mis à écrire dans ma tête. Je n'avais pas encore des mots, mais j'avais des images. Il y a un autre monde que celui qu'on perçoit. À la moindre averse, des milliers d'odeurs se répandent. Le ciel coule entre les bras des arbres. Ce que l'on ne peut pas dire, la musique le fait. Même la misère laisse passer la lumière. La marche est une façon d'accéder du dehors au dedans. La terre et la charrue avancent de concert comme le ciel et l'oiseau. Il n'y a pas de routes parallèles, uniquement des rencontres.

 

Ne me demandez pas pourquoi j'écris, c'est demander à la rivière pourquoi elle coule. On ne peut pas nier l'existence des sources ni le passage du vent quand les feuilles tremblotent. Puisque le temps avance vers son manque, j'aspire à être lent. La vérité se perd derrière le réel. Les yeux des chats, la nuit, s'éclairent de l'intérieur. J'écris à fleur de tripes comme la mort qui s'agite dans le ventre du jour. Peu importe le poids de vie que l'on porte, 21 grammes seulement disparaissent à la fin. J'invoque un droit d'asile de l'autre côté de la mort. Sans certitude en bouche, on donne à la parole un placebo d'espoir. Je me méfie du feu qui éclaire sans brûler, de l'eau qui dort sans rêver. L'automne est une vieille pomme golden, l'hiver un vin de glace. Au printemps tout est possible. L'été donne sa chance au coureur. Le vent descend de la montagne et joue contre ma joue un air d'ocarina. Le vent qui ébouriffe un bouquet de pensées et trinque avec les arbres, le même vent fait gaffe en présence d'un mur. Mille insectes s’enivrent au bois pourri d'un arbre. Un merle prie dans un buisson. Un autre chante sur le toit. Les bras sont des chemins dans le pays des gestes. Qu'importe que le souffleur se trompe de réplique, c'est l'oiseau que j'écoute. Réfugié poétique, SDF du verbe, jeté parmi les mots, je traverse le monde. Refusant d'être une momie, je défais une à une les bandelettes du temps. Je taille dans les choses et fouille le terreau. Je creuse comme une brute dans la matière du monde.

(...)

 

Jean-Marc La Frenière

 

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P
Un délice à lire chaque mot ..........Merci