La goutte d'eau
Dans la pièce où j’écris, je dois refaire le vide. Elle est trop pleine de mots. Ils se bousculent entre eux et sèment la pagaille. J’enlève mes lunettes pour regarder la nuit sans vitre. À quoi bon ouvrir les bras, s’il n’y a personne à mettre dedans. Nous sommes une goutte d’eau dévorée par la flamme. Un simple chuitt, et l’âme s’évapore. Parler d’éternité, c’est un peu la créer. Parler d’espoir, c’est avancer d’un pas, faire d’une vague une mer, d’un simple geste un homme. Un homme adossé sur un arbre me semble plus vivant qu’un homme derrière un guichet de banque, un jardinier penché sur une plante plus important qu’un roi, une ménagère avec son torchon plus utile qu’un soldat, un estropié tendant la main plus réel qu’un comédien soufflant de l’air dans un fantôme. L’homme n’est pas fait pour engraisser du portefeuille mais traverser les arbres, prendre les routes à bras le pas, le ciel à bras le corps. Il ne faut pas attendre le mal pour apprendre à soigner. Il y a une certaine douleur à porter en soi le mal et le remède, la blessure et le baume. Le poids de l’un peut déchirer le cœur. Le temps titube sur ses jambes et s’accroche à la vie.
La ligne d’horizon n’est plus une ligne d’équilibre. Les hommes l’ont tordue avec du fil barbelé. Dans les pays de guerre, les favelas dopées, les ruelles en bataille, ceux qui survivent aux fusillades dorment avec des bruits de balles dans la tête. Ils font des rêves de snipers. Avec leurs coups de matraque dans le tannage des pauvres, les marchands ont vendu la peau de l’homme. Ils en ont fait de la sueur à gages, de la chair à canon. Ceux qui ne parlent guère savent écouter les choses. Ils ont la langue des outils, celle des fruits. Ils comprennent le langage des bêtes, même le silence des fourmis, les bruits de terre, le murmure du pollen, la douleur apaisée des épines. Un petit vent se lève. C’est un vent neuf sorti du ventre de l’air. Il a vite fait ses premiers pas. Il marche à peine qu’il caresse déjà les arbres. Quand il est bien couché et s’étire dans l’herbe, il ne fait pas plus de bruit que le poil d’un chat. Dans une simple phrase, il y a tout ce que je pense, ce que je suis, ce que je vis. Tout ce qu’il y a d’obscur, la poésie le fait briller. Tout recommence toujours. La quête des origines ne s’arrête jamais.
Il y a toujours une petite chose à côté des grandes. C’est sur elle qu’il faut s’appuyer. Avec un corps bourré de muscles, il faut aussi avoir du cœur, un cœur gros comme un bœuf, un souffle pour le dire, de l’imagination. Les arbres sont mariés à des millions d’arbres. Les oiseaux se répondent de l’un à l’autre. Les feuilles se répandent jusqu’à former l’humus. Il fait beau aujourd’hui. Je regarde le monde par la fenêtre ouverte. Je laisse monter en moi l’émotion de la vie. Le ciel, la terre, le vent, la graine, la tête, le cœur, la main, tous les ingrédients du bonheur sont là, mais il y a toujours des salauds posant leurs pieds dessus, piétinant de leurs bottes les jardins, déracinant les arbres, polluant les rivières et l’appétit de vivre, déchirant les plus belles images. Il y du bruit dans la vie, des gestes, des odeurs, le sang des mots, de la sève à neurones. Chaque douleur porte sa propre guérison. Comprendre ce que savent les bêtes, on s’en porterait mieux. Le poids des mots s’allège quand ils parlent d’oiseaux. Chaque forme se transforme. Chaque couleur épouse mille couleurs. Il y a dans chaque pas tant de routes possibles, des passages, des milliers de passages, des pas de deux, des pas à pas, des pas de terre, des pas de ciel. Chaque aveugle apprend à voir à sa façon. Chaque manchot s’invente un bras. Même désespéré, l’homme avance malgré lui. C’est la vie qui le veut. Elle apporte le goût dans l’alambic des fruits, met la saveur dans les pommes, sucre la sève des érables. Dans les places laissées vides par la mort, d’autres vivants se lèvent. L’œil titube dans sa vue en cherchant l’essentiel. Le cri d’un oiseau soutient le ciel comme la terre la forêt. Tout se fusionne dans la vision de l’invisible. Tout se touche et se fond dans l’insondable du monde.
La pluie vient de cesser. La terre a mal au foie et dégorge son eau par tous les orifices. J’écris mal, ce matin, du Giono mal embouché, mal torché, mal en point. Les épines du paysage déchirent le papier. Je regarde le ciel par les trous, la terre par les flaques de boue laissées par les souliers. Les oiseaux viennent y boire une eau boueuse et sale. Les phrases défilent en minces filets d’encre pleins de mots en grumeau sortis d’un cimetière de livres. Tout brille dans les branches, les fleurs gonflées de larmes, les ailes des oiseaux. Une métaphore passe qui ne sait où aller, laissant dans son sillage une grande vague d’odeurs, un souffle soulevant l’emplein du paysage. Puisque la force du chaos a crée le réel, je m’initie à la parole des étoiles. Tout ce qui nous entoure nous enseigne la vie. La chaleur fuse des os de la terre comme la soupe remet du sang dans un corps affamé, refaisant la chair et l’âme. L’herbe qu’on retrousse laisse voir ses dessous, son caleçon de terre, et même un bout de peau, là où creusent les taupes.
La lumière du rêve ne s’éteint pas vraiment. Elle sous-tend le réel. Elle chuchote à l’oreille des images. Elle danse avec les papillons. Elle pénètre la terre par les trous des insectes. Elle fait dresser le poil des orties. Elle suinte sous l’écorce des arbres. Elle coule en rond dans l’arc-en-ciel. Elle fait monter le sucre des vergers en myriade de fruits. Elle fait marcher les arbres et pleurer les collines. Elle pompe comme une grosse abeille tout le suc du monde. Les fleurs fanent sans ruines. Les jours d’avant, c’est comme les pourritures qui nourrissent la terre, l’humus qui alimente les racines, la sève qui déborde en devenant résine, la pluie qui déboule en torrents de montagne, la rame qui agite la réserve des larmes, les pas du monde qu’on aperçoit derrière sans même tourner la tête. L’homme est un sac de peau. Tout le vivant du monde le remplit. Il faut voir tous les côtés de l’arbre, marcher le pas des bêtes, mêler au sel de mer l’amertume des mûres. Les gentianes avec leur tête qui se balance disent oui à la vie. Les vagues disent oui. Les reflets le répètent. Les feuilles disent oui, les ailes des oiseaux, la luisance des pierres. La chlorophylle dit oui. La sève s’affirme dans les tiges. Les fleurs se recueillent dans la métaphysique des odeurs. L’automne laisse tomber les feuilles sans déranger les branches qui s’apprêtent à dormir. Le monde est large quand on ajoute les étoiles, le pain à la moisson, l’amour à chaque geste. Les yeux sourient aux facéties du paysage comme ils peuvent pleurer au drame d’une abeille.
Jean-Marc La Frenière