Haiti: témoignage d'un écrivain

Publié le par la freniere

Haiti: témoignage d'un écrivain

Je suis un écrivain impuissant

 

J'aurais dû peut-être écrire un poème à la Voltaire, Le désastre de Lisbonne sur le tremblement de terre, qui détruisit la capitale du Portugal, a ému les François au XVIIIe siècle et nous touche encore. J'aurais dû bander ma harpe et vous chanter un Pantoum triste en commençant par des vers douloureux comme

Pauvres petits cercueils, comme vous m'attristez !

du barde national Oswald Durand, la grande faucheuse semant la mort lors une épidémie meurtrière au XIXe siècle. Mais ma génération en a marre de dire les peines, les malheurs, la douleur du peuple haïtien. Rassurez-vous, je ne vais pas les énumérer de peur de rouvrir certaines fissures. Nous voulons montrer le courage de nos mères et pères, nous voulons dire la beauté de nos paysages, nous souhaitons donner à voir une vie belle, une belle amour humaine, une belle leçon de solidarité à l'haïtienne ; émouvoir sans alarmer, toucher sans choquer, s'indigner sans s'insurger. Voilà pourquoi je ne parlerai pas de ce que racontent déjà la presse, les spécialistes en développement et les gentils boy-scouts de l'humanitaire sur le passage de l'ouragan Matthew — maudit soit ce nom d'apôtre !

 

Matthew est passé en coup de vent. De quoi est-ce que je me souviens ? De quoi témoigner ? J'en suis encore à me demander où sont les couvre-chefs de nos maisons et les chevelures des arbres…

 

Je me souviens de cette famille tirant sur des cordes attachées aux poutres de leur toit pour lutter à mains nues contre un vent de 250 km/h venu leur voler leur intimité

 

Je me souviens de ces fermiers, partis travailler leurs champs dans les mornes, et retrouvés étendus sur des branches nues d'arbres géants comme d'étranges fruits

 

Je me souviens qu'aux Abricots les gens envahissent les grottes taïno et regardent partir à la rivière le fruit de leurs labeurs, de leur corps-à-corps avec cette nature ingrate, qui finit toujours par avoir le dessus

 

Je me souviens de ces hommes pourchassés par Matthew, obligés de squatter les caveaux en béton où reposent leurs morts

 

Je me souviens de ces familles allongées sur des draps à même le sol, un peu partout à la maison, heureux de garder la vie en eux, d'avoir pu l'empêcher de fuir face à cet escadron de la Mort vrombissant dehors comme un Goliath qui ne respecte personne

 

Je me souviens de cette ville trouée, de ces maisons à ciel ouvert, livrant aux regards indiscrets les vieux meubles pèpè (1) bancales qu'on s'est fait livrer la nuit, les lits défoncés qu'on maintenait en équilibre avec des parpaings et des morceaux de bois dur, les murs édentés, les quelques ustensiles de cuisine qu'on empilait dans un coin de la chambre une fois le dîner pris, les paquets de linges sales, les paniers de linges sales, les tonnes de linges sales que l'on préférerait laver en famille

 

Je me souviens de ces linges étendus sur le squelette des arbres, sur les murs des maisons ou ce qu'il en reste, sur les pavés de la ville, sur les décombres — puisqu'ils sont encore à nous, merde !

 

Je me souviens de la Cité des Poètes bouche bée, sans aucune inspiration, délaissée par les Muses, maudissant ces mots amers assis sur sa langue

 

Je me souviens de mon impuissance d'écrivain face à ces enfants bâillant du vent, ses pères désolés et ses mères aux lèvres sèches ; quand l'autre a faim, ce n'est pas des mots qu'on lui offre, il en a déjà plein la bouche

 

Je me souviens de cette voix identifiant la cause de notre destruction à la Sodome : le Festival MasiMadi avorté, où les homosexuels haïtiens espéraient entamer le dialogue avec leurs frères hétéros

 

Je me souviens de l'odeur des rues passantes non loin des écoles-abris provisoires accueillant mille êtres humains avec dix-huit besoins de base chacun

 

Je me souviens de ce contraste parlant : d'un côté, la stupeur hébétant les autorités devenues fourmis folles envahies par les organisations internationales, les candidats, les politiciens en quête de visibilité, et de l'autre côté, le serein courage des riverains nettoyant les rues parce que la vie doit circuler

 

Je me souviens de cet homme avec trois pains et un peu de sucre dans un sachet, retrouvé dans son dernier sommeil devant l'Évêché, on l'avait vu monter le morne et personne ne l'a vu descendre

 

Je me souviens…

 

Papa disait toujours : « Un homme n'est pas un homme s'il n'a pas un toit où poser sa tête, même un oiseau arrive à le faire ».

 

Un homme n'en est pas un s'il ne peut nourrir sa famille, même un chien le sait.

 

Evains Wêche

 

Publié dans Poésie du monde

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article