À l'ombre de ce Soleil noir

Publié le par la freniere

Nevers, 15 février 2017
(18 h 50)

C’est un des jours les plus tristes de ma vie. Presque impossible d’écrire dans ce Journal. Je redoutais ce désastre. Cette catastrophe. Tout a diminué, chez ma Mère, sauf sa violence. Sa terrible violence. Elle va sans doute rester fidèle jusqu’à la fin à ce tragique refus du réel. Ce déni furieux de la vie comme elle est. Je suis anéanti, ce soir. Après cette nouvelle scène. Il y en aura eu tant. Entre nous. Tant de fois je me serai, depuis l’enfance, fracassé sur ce mur. Cette mer de glace dure comme la pierre. C’est une armée. Ma mère. "La garde meurt, mais ne se rend pas." Pas de drapeau blanc, jamais. C’est une forcenée. Retranchée dans son bunker. Elle se fera sauter avec toute la maisonnée. Cave, chambre & grenier. Elle a donc tout refusé. D’un coup ; d’un bloc. Le médecin était passé. Ce matin. J’étais allé à la Préfecture. La demande pour une alarme en cas de nouvelle chute. J’avais porté la lettre du médecin chez le neurologue. Pour essayer d’avoir un rendez-vous le plus rapidement possible. J’avais obtenu d’une conseillère à la Poste un entretien demain à 10 heures pour y voir enfin clair dans les misérables comptes de cette vieille dame, signer d’indispensables procurations auxquelles elle s’était toujours refusé avec la dernière énergie, tenter de la convaincre d’avoir enfin une carte bleue afin de ne plus continuer, maintenant qu’elle ne pouvait plus sortir sans être accompagnée, à aller chercher, de façon rocambolesque, de l’argent liquide au guichet. D’autres projets en vue, notamment pour une aide à domicile, pour les courses, la toilette. J’ai demandé à voir le dossier qu’elle m’avait dit avoir préparé, pour la Poste. Et puis celui pour la MGEN, la MAIF. Ma mère a d’abord fait semblant de ne pas entendre. L’air faussement absent. Puis ses traits se sont durcis. Son masque mortuaire. Elle venait de couper tous les ponts avec l’extérieur. Tous les liens avec moi. Je savais qu’il n’y a plus rien à faire. Partie perdue depuis toujours déjà. J’ai redemandé à voir les papiers. Les dossiers. J’ai rappelé qu’elle m’avait promis de préparer tout ça. Toutes ces foutues paperasses. La glace de son silence figeait jusqu’à l’air dans la pièce. Impossible de la rejoindre dans son igloo sur la banquise. J’ai commis l’erreur de m’obstiner. De m’acharner. J’ai dit qu’il fallait qu’elle m’aide à l’aider. Des signes, des gestes. J’ai rappelé que j’étais venu pour ça. Pendant cette brève semaines de vacances. Que nous n’avions que quelques jours. Pour poser les premiers jalons. Que je reviendrai bien sûr. Pour la suite, au fur & à mesure. Mais qu’il fallait bien commencer par un bout. Les recommandations du Docteur ; les papiers pour l’Argent, les Assurances. Qu’elle avait désormais besoin de quelqu’un pour sortir dans les rues, faire les commissions. Que même sa toilette, elle ne pouvait plus seule. Avec cette tête pendante, cette bosse dans le dos, ce corps en constant déséquilibre. Elle me laissait m’enfoncer. Dans sa fange. Elle me laisse me noyer. Dans ses marécages. Elle faisait comme elle l’avait toujours fait. Depuis l’enfance. Elle se murait dans la silence. Inatteignable ; intouchable. Elle se mettait hors de portée de ma demande. Dans une suspension absolue de la réalité. Je cognais contre la porte de son mutisme. Le poing de mes mots en sang. Il n’y avait plus rien faire. Porte définitivement fermée ; sas hermétiquement verrouillé. Ce serait comme toutes les autres fois depuis cinquante ans. Un refus catégorique. J’allais perdre ma dernière bataille avec elle. Mon dernier combat pour elle. Elle ne me donnerait rien. Pas un papier, pas une signature. Elle ne me laisserait rien faire. Pas un coup de fil, pas un rendez-vous. Elle n’accepterait aucune aide venant de moi. Aucune aide demandée par moi. C’était à elle de décider. Quand, quoi, comment, où. C’était à elle de s’occuper de ses affaires. Et à elle seule. Je n’avais rien à faire là-dedans. Absolument rien. La folie rôdait une nouvelle fois dans cette pièce transformée en ring. Une ravageuse fureur. Elle écumait. Malgré sa faiblesse. Elle grondait. Des éclats de rage dans les yeux. Elle serrait convulsivement cette sacoche pleine de dossiers. Comme un avare sa chère cassette. Elle ne me laisserait jamais toucher à ça. Jamais prendre de décision pour elle. Que je la torturais. Depuis trois jours. Qu’elle n’était pas bête. Pas sale. Qu’elle avait bien vu mon manège. Pour la mettre dans un mouroir de retraite. J’étais sidéré de voir de quelle convulsive énergie ce corps pourtant si fragile était encore capable. De quelle intraitable colère. J’ai su que j’allais perdre. Un gosse mis au coin par une inflexible institutrice. Le sol se dérobait déjà sous mes pas. Les mots comme des grosses mouches dans ma bouche. C’était Méduse. Et son fils pétrifié. Je l’ai vainement suppliée d’avoir confiance. Confiance dans mon amour. Que je n’étais venu que pour l’aider. Dans cette épreuve. Elle ne voulait rien entendre. Rien savoir. J’ai demandé à ma fille Agathe d’appeler sa grand-mère pour la raisonner. Remède pire que le mal. Nous nous sommes encore dit des horreurs. Dans le jardin de notre histoire saccagée. Je suis sorti. Gros blouson ; casquette jaune. J’ai laissé mon corps marcher des pensées mélancoliques. Mon corps plus bas que terre ; des pensées sans queue ni tête. J’avalais l’air. Par les yeux. Je recrachais les mots. Par les oreilles. Je marchais avec une douloureuse lenteur. Une lenteur sidérée. Je suis allé regarder l’eau. Le petit truc verdâtre qui coule derrière la Médiathèque. Quelques canards caquetaient sur la berge. Des gros pigeons, aussi. J’ai pensé que c’était un des jours les plus tristes. Un des jours les plus tristes de ma vie. J’ai pensé que c’était une défaite sans remède. Cette impossibilité d’aider ma mère dans un moment pareil. Cela signait mon échec. Comme fils. Je ne pouvais lutter contre elle. Contre sa formidable résistance au monde. Je ne l’ai jamais pu. Vertige. J’avais envie de vomir. Et de pleurer. J’entendais la voix crispée de ma mère crier qu’elle avait caché ses papiers. À l’abri de mes regards. Qu’elle n’avait pas besoin de moi. Surtout pas. Qu’elle avait encore le droit de faire ce qu’elle voulait. À sa guise. Elle m’avait réduit à rien. Une fois de plus. J’étais un obstacle à son pathétique désir de toute-puissance. Un ennemi animé par des intentions mauvaises. Elle n’avait confiance qu’en elle. Qu’en elle. Je regardais cette colère prendre possession de son corps détruit. Spectacle ahurissant. J’essayais de ne pas devenir fou. Fou comme dans mon enfance à l’ombre de ce Soleil Noir.

Yves Charnet

Publié dans Poésie du monde

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