L'empan

Publié le par la freniere

Même si mes mains sont devenues blanches,
je n’ai pas oublié les ongles en deuil
ni les crevasses que souligne
l’encre indélébile du cambouis.
Je sais des mains calleuses
qui même au repos, la journée faite,
rechignent à s’ouvrir tout à fait,
comme le paysan à se redresser.
Je sais des mains adroites devenant gauches
une fois l’outil posé ;
des mains de femmes
rongées par les acides de l’usine
et d’autres à la peau flétrie
par les lessives et l’engelure.
Je sais des mains outragées,
mains de maçon brûlées de chaux,
écorchées aux pierres,
criblées d’échardes,
ou les moignons des doigts offerts
à la toupie des menuisiers.
Et je revois le poing rageur
du vieil Espagnol de l’exil
qui soudain posait la gouge pour désigner
de son index amputé un horizon perdu
là bas, au bout des larmes et des fusils.
Alors que les miennes sont devenues blanches,
Est-ce donc misérabilisme que d’évoquer
la mémoire des mains ouvrières,
leur intelligence, leur savoir faire,

leur fierté et le tribut qu’elles paient ?
J’en sais de causeuses qui par pudeur,
se tordent pour mieux se taire,
qu’un tremblement parfois trahit.
J’en sais au bord de l’émotion qui se retiennent,
esquissent à leur insu
le mime du trouble ou de l’envol,
mais qui replient leurs ailes trop lyriques,
mais qui retombent sur des genoux mutiques,
vaincues par on ne sait quelle obligation de réserve,
quelle modestie.
J’en sais surtout qui par poignées renouent
les fils des vieilles solidarités,
des mains rebelles et transgressives
quand elles sortent de leur rôle,
quand elles prennent et tiennent et donnent la parole,
et qu’elles font signes.
Oui, j’en connais qui cherchent,
même dans le vide, même à tâtons,
paumes ouvertes,
une forme à l’avenir.
Si nul ne sait ce qu’elles façonneront,
nul ne doute qu’elles sont l’empan
de l’homme debout,
ni qu’elles donnent la mesure
de l’être industrieux
conscient de tenir, avec sa liberté,
entre le pouce et l’index,
le cousu main de son destin.


 

Michel Baglin

 

Publié dans Poésie du monde

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