Chevaliers de la gratuité

Publié le par la freniere

Un type au charme vénéneux qui observe le trafic sur Market street, aplati derrière la vitre d'un abri bus. Son caban est boutonné haut et sa coupe rockabilly un peu indisciplinée lui avale les oreilles. Pas d'accessoire dans le fond, pas de nom ni de logo visible de loin, sauf un cartouche noir avec un paragraphe que je n'ai fini par lire qu'après plusieurs jours à tenter de deviner s'il s'agissait d'une oeuvre d'art, d'un avis de disparition ou du lancement d'une nouvelle collection de mode. Celui qui pose là en plan américain aurait sans doute goûté cette ambivalence entre l'exposition et le secret, tant le groupe qu'il animait a jonglé entre les coups médiatiques et une féroce volonté d'anonymat. L'homme s'appelle Emmett Grogan, son passage sur Terre a duré aussi peu que celui de Mozart, et il a fondé, au milieu des années 60 à San Francisco, un collectif d'acteurs anarchistes, les Diggers.

Les années 60, San Francisco, des artistes libertaires et idéalistes? Une classique bande de hippies alors? Eh bien non, justement, en tous cas, pas tout à fait. Sans doute, la bande d'Emmett s'envolait-elle aussi sur les ailes psychédéliques de Jefferson Airplane, de l'amour libre et du LSD, mais leur groupe militait pour un véritable projet de reconstruction sociale, basé sur une approche redistributive des ressources. Au 17ème siècle, les premiers Diggers (les "bêcheurs") étaient un collectif d'anarchistes anglais qui avaient décidé d'investir sans autorisation les terres communes inutilisées et d'y cultiver des plantations au bénéfice des plus pauvres. Les néo-Diggers du quartier d'Haight-Ashbury s'en sont inspiré, avec l'idée d'offrir gratuitement à la jeunesse "aux semelles de vent" de quoi se nourrir, se vêtir et se soigner. Si les hippies s'intéressaient surtout au sens de liberté que l'on entend dans le mot free, les Diggers s'attachaient plutôt à son autre acception en anglais, celle de gratuité. Mi-Zorros, mi-Robins des bois, leur petite compagnie s'affairait dans une clandestinité joyeuse, parfois aux franges de la légalité, mêlant les performances de théâtre de rue, la distribution de tracts politico-poétiques, et les actions d'entraide sociale au ras de la population, dans l'esprit des situationnistes. Venant pour la plupart du théâtre d'improvisation, ils offraient dans les parcs des représentations de l'Avare ou de Guignol, tout en organisant des processions carnavalesques pour célébrer "la mort de l'argent", déguisés en marionnettes géantes à têtes animales.

 

 

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Publié dans Les marcheurs de rêve

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