Jean Breton

Publié le par la freniere

Jean Breton

Mon père,

Toi dont les cendres ont été rendues à cette terre du Gard où tu t'établis durant douze ans, sans électricité et presque sans chauffage malgré ta frilosité, tu as vécu de peu, aidé immensément par Maria, la compagne de ta vie, et en travaillant pour des salaires dérisoires et incertains, obnubilé de poésie, de fraternité et de justice. Tu ne faisais confiance qu'au soleil, à l'amitié et à la femme; lorsque tu te voyais choisi par une inconnue, son regard se superposait à celui de ta mère aveugle.

Ta table, votre table, était ouverte à tous en permanence. Combien de dieux y ont répandu les parfums entrelacés des arts, le rire en fête, les aubes qui poignent dans chaque révolte! Ta discipline de fer, cette force de travail que tu attelais à de grands projets collectifs, ton abattage critique au service au service des inconnus de tous bords ne t'ont pas tout à distrait d'une œuvre personnelle intense, hantée par l'enfance, la chair et la nature. Tu aimais vivre en rêvant, au point de te rendre gauche au monde, incapable d'actionner un simple poste de radio ou de prendre le métro sans un itinéraire qu'on te dictait à l'avance. C'est dire si ta relation avec le réel était compliquée.

Père, tu le fus assez peu. Le temps te manquait, et la vocation. Ainsi m'as-tu laissé à ma démesure, K.O. Debout. Il m'a fallu trente ans pour reprendre le dessus. Exemple de probité, de générosité et de passion, tu avais choisi plutôt d'être mon ami. Ce goût pour la poésie, que tu tenais de la bibliothèque de ton propre père, bibliophile et piètre lecteur de la modernité, s'est glissé en moi comme un miracle et je n'ai jamais pensé à t'en remercier.

Consumé par la maladie d'Alzheimer, puis dévoré par le cancer du pancréas, tu ne voulus plus quitter ta chambre, exigeant qu'on te laisse rêver. Tu as rendu ton alphabet, trois jours après avoir vomi noir – le jus de la mort. Mais sans doute as-tu oublié aussi vite que tu n'étais plus de ce monde. Cette fois, tu es parti sans aucun plan.

Alain Breton

 

Poésie:

T’aimer pour t'aimer - avec une gravure de Pierre-André Benoit - (PAB, 1952)

Mission des yeux (HC, 1952)

À même la terre (Les Hommes sans Epaules, 1953)

Mis au pas (Pierre Seghers, 1953)

Cinq poèmes - avec quatre illustrations de René Florent - (éd. Millas-Martin, 1954)

Le Festin d’argile (Les Cahiers de Rochefort, 1954)

Visage aveugle (Seghers, 1955)

Les Poèmes interdits (Le Pont de l’Épée, 1960)

Chair et soleil (La Table Ronde, 1960)- (prix Guillaume-Apollinaire 1961)

Dire non (éd. Guy Chambelland, 1964)

L’Été des corps - avec une couverture de Raymond Moretti - (Chambelland, 1966)

Porter plainte - avec un collage d’Antonio Guansé - (Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1971)

La couleur n’aboie qu’au soleil - avec vingt papiers collés d’Antonio Guansé - (Collection « Le Livre Unique », Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1971)

La Fête en cage - avec douze papiers collés d’Antonio Guansé - (Collection « Le Livre Unique, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1972)

La Beauté pour réponse - avec quatre lithographies couleurs d’Antonio Guansé - (Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1972)

Fouetté - avec trois lithographies couleurs d’Antonio Guansé - (Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1972)

Tes genoux crient - avec vingt-huit papiers collés d’Antonio Guansé - (Collection « Le Livre Unique », Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1973)

Je dis toujours adieu et je reste (Éd. Saint-Germain-des-Prés, 1973)

Tomber du sang - dessins de Gilles Durieux - (HC, 1973)

Vacarme au secret - avec dix-huit papiers collés d’Alain Breton - (Collection « Le Livre Unique », Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1974)

Vacarme au secret, précédé de Je dis toujours adieu, et je reste - (Éd. Saint-Germain-des-Prés, 1975)

Espaces - avec neuf eaux-fortes de Renée Lubarow - (Éd. RLD, 1975)

L’Équilibre en flammes - avec huit gravures de Marc Pessin - (Éd. Le Verbe et l’Empreinte, 1977)

L’Équilibre en flammes (Éd. Saint-Germain-des-Prés, 1984)

Chair et soleil, suivi de L’Été des corps (le cherche midi éditeur, 1985)

Double Un (Le Méridien Éditeur, 1989)

Serment-tison (La Bartavelle Éditeur, 1990)

En mon absence (Le Milieu du Jour Éditeur, 1992)

Nue et crue sur parole (Les Dits du Pont, 1995)

Vacarme au secret et autres poèmes (Le Milieu du Jour Éditeur, 1996)

Les Mots. L’Amour (Amis de Hors Jeu Éditions, 1997)

S.O.S. Caresses (Tête-à-Tête, 1998)

Robe-cobra, avec un dessin d’Alain Breton, (éd. Librairie-Galerie Racine, 2004)

 

Prose:

Poésie pour vivre – en collaboration avec Serge Brindeau - (La Table Ronde, 1964)

Les Chiennes (Soprodé/La Tête de Feuilles, 1970). Roman érotique porté à l’écran en 1971 par Michel Lemoine.

Chroniques sur le vif - 1952-1980 - (Éd. Saint-Germain-des-Prés, 1982)

Poésie pour vivre, le manifeste de l’homme ordinaire - en collaboration avec Serge Brindeau - édition revue et augmentée - (le Cherche midi éditeur, 1982)

Un bruit de fête (le Cherche midi éditeur, 1990)

Nus jusqu’au cœur (La Bartavelle Éditeur, 1999)

La Mémoire, le sable (Éd. Librairie-Galerie Racine, 2000)

Le péché immortel (le Cherche midi éditeur, 2002)

Entretien avec Christophe Dauphin, livre + CD, (éditions du Vertige / éditions Librairie-Galerie Racine, 2011)

 

J'ai peur de tes yeux


J'ai peu de tes yeux, mère.

La ruine de tes yeux veut me voir. C'est moi qui vois.

J'ai honte de leur cuir mâché, des lanières rouges, de leur

conque couleur de craie.

Algues de jadis, tes yeux me persécutent. L'un plus

grand que l'autre, plus vide : voudrait-il mieux me voir?

Non, je n'ai jamais osé m'enfuir de ton regard.


Parle-moi de ta douleur.

Je ne vois que tes yeux, deux feuilles sans propreté où

poussent des veines piquantes, deux flaques d'humiliation

et de tristesse.

Ta maison n'a pas de lumière. Ta maison a le toit crevé.

Je t'apporte, ma mère, la communion des mes poignets

tendus, ma tendresse, boule noire. Debout. Souris. Rien

n'est vain si je t'aime. Ta main, ses doigts cassés sur mon

épaule.


 


L'espoir


Je donne le bras aux arbres

je souffle sur l'herbe

bouturée d'insectes et de vents

nulle présence

hors mon amour qui se prolonge


Je veux dompter en moi ce bouledogue de nerfs

cette écume de lune écrasée sur ma tête

et toi, Montagne, tenue au sol par des tonnes de terre,

tenue au ciel par des kilomètres de soleil,

écoute-moi; sois patiente!

l'amour serait-il né au monde

si l'on torturait notre voix

longtemps encore?


Je veux parler pour que l'espoir renaisse

et non plus vagissant

et non plus douloureux

mais droit dans sa lumière


Je veux crier pour qu'on abatte les murs de la misère

je veux chanter pour que mes amis soient davantage purs

je veux être heureux

pour que chaque homme soit assis

entre celle qu'il aime

et un bonheur comme le mien.


Jean Breton

Publié dans Les marcheurs de rêve

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