Un sourire à ensemencer

Publié le par la freniere

Dédié à Jean-Marc La Frenière,
braconnier d'avalanches en cavale

Il y a de ces moments
où tu voudrais catapulter
des accents circonflexes
à la cime des falaises
et scier au godendart
des éboulis de cédilles.
Dans la brise des briques
et l'écume du ciment,
tu écoutes le bruissement qui murmure
dans les fissures du mortier
et le roulis des vagues qui claquent
dans les craques des trottoirs.
Tu plisses les yeux en offrant ton cou
à la morsure du vent,
et à mesure que les cirrus
mangent les crevasses,
tu regardes dans la vallée de l'éveil
se profiler les feuillus
à l'ombre des girouettes.
Tu préfères les mouettes aux moteurs,
les algues aux avions,
les chanterelles aux chantiers,
les fourmis aux fournaises,
les sapins aux sonneries
et les pistaches aux pylônes.
Tu soupires tes petites phrases
comme on souffle sur des pissenlits
et tu regardes s'épivarder tes mots
sans savoir s'ils trouveront
un sourire à ensemencer.
Dans ta barbe,
les virgules deviennent des parenthèses
entre lesquelles tu cueilles
du bout de ta langue
des clitoris ensauvagés
dans la suspension du temps,
et tu flânes dans les voûtelettes
en pierres des champs
pour remplir de mots caillouteux
le fond hanté de ton chapeau.
Tu demandes l'heure aux tournesols
et ton chemin aux renards
en souhaitant fort qu'ils te mentent.
Il aura fallu
que des forêts entières se taillent
pour sculpter les crayons
qui te servent de lance-pierres
et avec lesquels tu canardes de poésie
les marquises des banques
et les barons de la finance.
Juché dans le jubé d'un grand chêne,
tu t'improvises maestro
et tu bats la mesure
à coups de quenouille
pour un chœur de ouaouarons
chantant sarabandes
dans la nef des marais.
Contrebandier de nénuphars,
bootlegger de liserons,
tu transportes dans ta charrette
des cargaisons de vergers
et tu vaccines à l'élixir de fougères
les aveugles en exil
et les greffés de la rétine.
Tu largues les samares
pour te lancer dans les grandes marées
en canot d'épeautre
et, lumignon en proue,
tu sèmes dans la nuit polaire
des anémones fluorescentes.
Tu es un enfant-funambule
vêtu d'une froc en peau d'ours
et tu jongles à une seule main
avec la Sainte-Trinité punk
au nom du rosier, de l'oursin et du hérisson.
Un jour de tempête,
alors que mijoteront
les confitures de gadelles,
tu avaleras de travers
ta dernière consonne
entre deux bouchées de voyelles
et la gifle du Grand Silence
viendra souffler les lampions
sur ton long soliloque.
En attendant,
tu continues à épingler
des paragraphes dans un album bigarré,
comme des papillons posés sur une joue
souillée d'amour et d'humus.
Si, par malheur,
le Malin arrive à empailler l'alphabet,
sois sûr que tes livres,
lancés pêle-mêle dans les herbes folles
qui poussent entre les planches de salut
d'une caisse en bois de pruche,
continueront à respirer
au rythme imperturbable du cosmos...

Jean-François Carrier

Publié dans Poésie du monde

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J
Merci.
J
Je te lis depuis une vingtaine d'années, maintenant. Il était plus que temps de te rendre hommage...