Le fil des évènements
Le sacré qui m’importe est celui qui irrite. On récupère de partout la seule beauté qui reste. Les vêtements qu’on nous impose nous empêchent d’être libres. Quand je parle de l’âme, des anges, du sacré, les vieux marxistes râlent. Ils oublient facilement Aragon, Staline et les goulags, les Français faisant la morale aux Indiens, les crosseurs de phénix qui n’ont jamais volé. Quand on meurt, il n’y a que les autres qui le disent. Je veux crier avant de mourir, bouger avant de faire le mort, aimer avant d’agoniser, faire la différence entre le fric et la tendresse, la foi et la cirrhose du foie, fut-elle d’un athée. Un poète vit et meurt de ses rêves. Quand il se trompe de poème, il risque la folie. Il gratte jusqu’aux mots la rouille du cerveau. Les fantômes ne meurent jamais vraiment, les hommes aussi, peut-être. Je m’efforce d’y croire, non pas parce que j’ai peur de la mort, mais parce que j’aime l’imprévu.
Le fil des événements n’est pas une ligne droite. Le train des aléas ne choisit pas ses gares. Il zigzague et louvoie comme un clochard céleste. Il lui arrive d’écrire en bleu de travail, creuser sa tombe en smoking, dire la messe en habit de clown, faire l’éboueur parmi les ruines humaines, écrire de la musique pour un orchestre de sourds, traîner des sacs de peine aussi lourds qu’un blues, des colis chargés d’angoisse, de longs convois de brume. La mémoire numérique a remplacé les souvenirs, les odeurs, la déambulation. Dans les villes et les banlieues, le corps ne suffit plus à transporter son homme. L’urbanisation a défiguré le paysage, transformé l’art brut en or sale, les efforts verticaux en escalateurs pour infirmes. On ne pédale plus qu’en vélo stationnaire. On fait la course sur des tapis roulants qui ne mènent qu’au vide plastifié des magazines de mode. Les homobiles à roues carburent à l’essence. Je préfère la marche en forêt, le trekking dans les montagnes cervicales et les sommets du rêve.
Il n’y a rien de plus dangereux qu’un marchand devant une invention. Avec lui, un brin de paille se transforme en canon, une caresse en coup de poing, un cerf-volant en tigre de papier, un sourire en contrat, une poignée d’heures en horaire, un bracelet en menottes, un collier en corde au cou, un cure-dent en matraque. Même les mauvaises nouvelles se vendent. Les bonnes sont hors de prix. Elles ne servent qu’aux riches. Il y a des mots plus sûrs que les comptes à rebours ou les comptes en banque. Ce sont les mots des contes et des légendes. Peu importe le désert, l’abondance, la joie ou le malheur, je suis envahi de mots. Ils s’emparent de ma vie, mes entrailles, ma tête, ma douleur, mon âme. Je deviens le sismographe du désir, un géographe des syllabes aux mille arabesques, le pilote au long cou d’un voilier d’oies sauvages. Les mots s’ajoutent aux mains, au sexe, aux pupilles, à la peau, pour mieux saisir le monde. Ils font briller les pupilles et les rendent plus riches. Ils font bander les muscles dans les jambes du marcheur, font s’étirer les doigts et nettoient l’âme des choses.
Jean-Marc La Frenière