Le cristal de vivre
La vie m’agrafe la peau, m’égratigne le cœur comme un crayon pointu perfore le papier. L’eau des égouts a le goût de la crasse. L’eau des ruisseaux a le goût de la soif, celui du pain le goût de la salive. Contrairement à ce qu’on dit, tous les goûts se discutent, le goût de vivre ou son dégout, l’ecce homo et les égos, les mots qui s’égosillent, l’humus des humains. Que ferions-nous sans l’autre, sans amour, sans un être à aimer? Je vis entouré d’arbres. Je respire la sève. Mes veines sont des racines qui plongent dans la chair, mes nerfs des radicelles électrifiant la peau. La terre travaille pour chacun, même les brutes, les connards, les soldats, les banquiers. L’homme l’oublie trop souvent et lui fait la vie dure avec ses pesticides et ses produits chimiques, ses drapeaux, ses dollars, ses crosses de fusil et ses crosses d’évêques. Il brise trop souvent la vaisselle du cœur, la porcelaine d’aimer, le cristal de vivre.
Je suis debout à chaque phrase, à chaque mot debout, à chaque fois le feu, à chaque fois chacun. Je suis léger, ballon du cœur, ciel révélé par le passage des nuages, touche du peintre sur la toile, ton du poète dans ses phrases, tonnerre dans l’orage, poids plume dans une tonne de briques, arpège du silence, torrent, source et rivière, été joyeux, printemps soyeux, bois giboyeux, bourgeons éclos, miel des fleurs, griffures aux jambes, gouttes de lumière, graines de rosée. Les secondes s’effritent dans l’abrasion du temps. La faim ponctue le blé. Les fleurs peuplées d’insectes sont gorgées de pollen. Mes mains échappent leurs gestes, avec parfois un doigt, un ongle, une lunule, les lignes d’une paume. Je garde la main gauche pour écrire. Ma main droite ne sert à rien, sauf pour l’accolade et la poignée de main. Je tresse la route avec mes pieds. Mon corps bat sous la chemise du corps. C’est la même main qui efface ou écrit, qui donne ou qui reçoit, la même face qui ricane ou qui pleure. Je rêve par habitude, mais je fais exprès pour vivre. Quand j’ai deux mains, je ne sais pas quoi faire de mes dix doigts. Je fais trop de gestes, trop de sparages. Quand ils s’échappent de mes bras, ils cherchent l’infini. C’est à cause de cette âme qui habite le corps. Aimer les arbres et les oiseaux, c’est comme croire en Dieu. Être athée ne m'empêche pas d'aimer le monde.
Jean-Marc La Frenière