Le prisme des yeux
Je décompose la lumière par le prisme des yeux. J’essuie une charge d’images pour que ressortent les couleurs. Je frotte la page avec des mots, l’essuie-tout d’une gomme, une grammaire en guenille. Chaque mot est un geste manqué. Chaque geste est un mot. Chaque corps a son cœur et son petit moteur. Quand on parle de réalité, il n’y a pas de différence entre la merde et la neige, la route sans fin et la longueur du chemin, la langue et la langueur, le verbe et la parole, les urinoirs de la bêtise et les urnes où l’on vote. On a beau souffrir ou faire la fête, on a toujours besoin de larmes. On a beau faire ou ne rien faire, on a toujours besoin de gestes. On a beau dire ou ne rien dire, on a toujours besoin de mots. Toute page blanche est un piège. On ne sait jamais ce qu’elle va dire. Les mots n’en sortent pas indemnes.
J’écris avec la terre, l’amitié, la parole du rêveur, le jargon des forêts, l’argot des animaux. Un fragile pinceau de lumière éveille le matin. Je pige mon présent dans la mémoire des forêts. Il y a une serrure sur la vie dont je cherche la clef. Les mots nous parlent-ils? Est-ce le monde qui parle par les mots? Les voix intérieures se mêlent à celles qui nous entourent. Le stylo est un micro muni d’un haut-parleur. Notre langage évolue entre le babil des primates et les pulsars des galaxies, de la stridence des insectes aux clics d’ordinateur, des scènes de chasse de Lascaux aux images numériques. Les bruits et les rumeurs forment une même voix. Le langage des mains est le même chez tous peu importe la langue. Je suis à l’écoute de tous, des crissements de la mémoire aux bruissements de l’herbe, de Big Brother aux ailes des papillons, du Big Bang au baiser, de l’éclat des étoiles aux aléas du monde, de l’abime du minuscule à la falaise du grandiose. Le langage sinue de l’insignifiant à l’essentiel.
Confiné à ma chambre, je voyage dans une autre durée. Je veux faire de ses murs autre chose qu’une prison, faire avec des mots des phrases qu’on habite, habiller de couleurs l’arc-en-ciel du cœur. On est toujours seul devant l’essentiel. Un regard optique fait ciller la rétine. Sur ma table de travail, des papiers résument ma vie, l’érablière et ma cabane dans le bois, mes voyages, mes amours, la naissance des enfants. Il y a longtemps que j’ai abjuré toute foi, l’obéissance à l’état, à l’armée, à la mode, aux marchands du temple, le démonisme des pouvoirs, l’adoration des outils de torture, croix gammée, Croix du Christ, croix de bois, la croyance à l’argent, à la mouvance économique. Je crois aux meuglements des vaches, aux roucoulements des tourterelles, à la sagesse de la flore, à l’intelligence des fauves, à la vieillesse du temps, à la jeunesse de l’éternité, aux bras tendus des mendiants, à l’encre des poèmes, aux enfants nus qui courent sur la plage, au sexe des étoiles, au vagin de la vie.
Jean-Marc La Frenière