L'hébétude
La nature n’a pas fait d’esclave ou de roi, elle a fait l’homme. À coups de soumissions et d’ulcères au cerveau, de béni-oui-oui et de ronds de jambes, l’économie a fait de l’homme un laquais. À force de vers dans la pomme, de spécialistes, de septicémies, de banquiers, le capital a fait de l’homme un esclave. Les plantes, les papillons, les petits mammifères, les asticots, les florifères des cimetières sont l’expression de la vie. De l’ornithorynque à l’hippopotame, du vin des mots au pain des jours, de la truite au moteur, tout se mélange d’une lettre à l’autre. L’écriture est une macédoine, un amas de voyelles, un pâté chinois, une salade de fruits, un abécédaire. Le fouillis des ordures laisse voir la vie des habitants. Tout au contraire, les sacs noirs aux attaches en plastique ne laissent rien filtrer.
Les collines sont des pubis de verdure où les oiseaux picorent. Il y a de tout dans le monde, du plus petit rien à l’immense paysage, des couches-culottes aux pleurs des bébés, des chiens léchant la merde à la poussière des tapis, du papotage des femmes aux chats blancs qui miaulent, de la goutte au ruisseau, de la lueur des lucioles aux deux-cents watts des lampadaires, des vers de terre aux galaxies, du zéro de conduite au chiffre d’or. Je ne décris pas, j’écris. Je contredis. J’évoque. Je vois la tête comme une flaque de boue, le ciel par les yeux d’une taupe. Je vois le monde comme la chair autour de l’os, le paysage comme un casse-tête ou un puzzle, la galaxie comme l’azote de l’air. Je vois la mer dans un ruisseau, la source dans une goutte de pluie. Je vois le corps comme le cœur pompant le sang, l’acupuncture des veines, la courte-pointe des nerfs, le tissu des neurones. La bouche, les lèvres, la langue, l’air des poumons, les cordes vocales aménagent la voix. Le dedans invente le dehors. L’homme est composé d’émois qu’il transforme en jardins, en livres, en paysages.
Il y a de tout dans le monde, des oiseaux, des roseaux, des ruisseaux, de l’au-delà, de l’eau. Le mouvement des papillons, le goût des papilles, les élytres des insectes, la prière des arbres, la tessiture des voix forment la structure de l’âme. Il y a de tout dans le monde, des sacs pleins d’argent aux poches pleines de sperme, de l’amertume du café à la douceur du miel, de la semence aux plantes, de la fleur au pollen, du sel de mer au sucre des vergers. Il y a de tout dans une ruelle, des vomissures, des éclaboussures, des crottes de chien, de l’urine de chat, de la pisse de pissenlit, des pisse-vinaigres, des pisse-froids. Il y a un mot pour chaque chose, un dieu pour chaque outil, une clef pour chaque porte, un nom d’arbre pour chaque famille de feuilles, un prénom pour chaque fleur, capucine, jasmine, marguerite, jacinthe, marie-jeanne, des lettres pour chacun, des o pour l’œil et les oreilles, des u pour les tubas et les tutus, la laitue et les esperluettes. J’habite la banlieue de l’âme. J’y monte l’escalier de soi-même à moi-même.
J’aurai toujours 5 ans, 10 ans, 60 ans. Je marchais, je marche, je marcherai comme un chien à trois pattes, les pieds dans les plats, la tige dans les plants, les mitaines pas de pouce, la chair de poule. Les hommes souffrent comme les enfants qui pleurent. Le sel de la nuit assaisonne la plaie. La pluie murmure dans les jardins mouillés. Il faut en finir avec la nostalgie. Il faudrait que l’intelligence de l’homme croise l’intelligence de l’orme, la sociologie arboricole, la psychologie des racines, la géographie des plantes.
Gourmands comme un ours, j’aime les framboises, les fraises, les myrtilles, la chair pommelée des fruits, le bleu des bleuets. J’aime les ronces, les fougères, les orties, l’odeur des sentiments et de l’espoir. L’homme est un trait d’union entre les choses, une virgule entre les mots, une phrase dans le hamac des parenthèses, une poubelle débordant de verbes et d’épluchures. On est au temps de l’hébétude. La pandémie nous confine à la peur. On cherche un antidote pour un nouveau virus.
Jean-Marc La Frenière