Les mots
J’aime les mots fleurant bon l’encre noire. Je fais corps avec eux. Je vais au bout des phrases pour voir ce qui est vrai. Je ne suis plus tout à fait humain quand j’écris. J’ai une colonne verbale au lieu d’une colonne vertébrale. Chaque vertèbre est une phrase. Chaque mot est un geste. Chaque virgule est un doigt dans la grande main du texte. J’ai les poumons comme un accordéon, la bouche comme un ocarina. La caresse des mots est dure ou douce sur la page. Elle peut être une colère rongeant son frein, insultant le malheur, faisant chanter le bonheur. Les mois, les années s’amassent. J’en ai le dos voûté. Il est plus facile de parler avec les plantes que discuter avec les hommes. Un peu, beaucoup, passionnément. L’écriture laisse le choix des réponses. Les mots disent la glace ou le feu, des banquises de soleil, des cheveux de sorcière ou des chevaux de frise, le bon grain ou l’ivraie, la chaleur ou la pluie. L’enfance vit de ses rêves, de ces livres lus trop vite à la lueur d’une flashlight ou du bout d’une chandelle. Il faut dans le cerveau balayer les toiles d’araignée, blanchir les idées noires.
Quand ce n’est pas une plume voltigeant sur la page, un stylo y creusant des ornières, c’est un clavier qui claque des dents et des lettres. Où sont passés les terrains vagues, les ombres de la nuit et les chats de ruelles? Ils traversent le no man’s land des mots et la cour des miracles où les cédilles servent de béquilles. Dans mes mots en guenille, je préfère les filles de rue aux rombières griffées, l’innocence à la philosophie, la révolte au pouvoir, les êtres à l’avoir, Hölderlin à Husserl, Spinoza à Descartes, Nietzsche à Heidegger, Rousseau à Voltaire, l’instinct de vie à la raison pure. Un déferlement de haine et de fake news envahit les écrans, une fleur de fumée dans un pot d’échappement. Les écoliers se transforment en adultes. Chez les enfants violés, les mitraillettes remplacent les poupées. Les billes sont des balles, les bâtons de pèlerin des seringues et les cordes à danser des cordes de pendus. Les vieux enfants deviennent des clients, très vite à la merci de la mode et du prêt-à-penser, préférant le plastique des roses aux plantes rudérales, le plastic des bombes au jus de la grenade.
Quand la porte se ferme sur les barreaux des cages, c’est au langage que je confie les clefs. Le regard ouvre le cadenas des yeux, les fenêtres du paysage, le passage des nuages, les sacs de voyage, le bagage des ans, la couleur des images. Dans l’histoire du monde, les causes sont les faits et provoquent les choses. J’écris avec ma chair, mes mains, ma tête. J’écris avec l’eau des ruisseaux, la poussière des choses, les souvenirs et les trous de mémoire. Que sent-on quand on sème des fleurs? Que fait-on quand on s’aime? Que dit-on dans le silence? Que rêve-t-on quand on dort? J’ai cherché la vérité dans la vie. Je l’ai trouvée parfois dans les livres et les comptes en souffrance. Je n’écoute pas ceux qui nous mènent et nous commandent. Ils mentent par intérêt. Je ne sers pas les mains de la chimère. J’écoute les rebelles, les insurgés, les insoumis. Ils vivent par amour.
Jean-Marc La Frenière