À chacun sa route

Publié le par la freniere

J'ai fait le tour de la terre avec un verre rempli de crayons, un verre à moutarde, un verre à vin, des vers sans rime ni raison, une gomme à effacer, des bouts de papier, une palette de couleurs, un pas de côté au ciel des marelles, un tour de plus sous la corde à sauter, une envie d'infini au lever du soleil, l'odeur du rêve dans la nuit, une sniffe de cyprine, l'arôme des fruits mûrs, l'eau à la bouche qui arrose les mots. Avec quelques images, des métaphores bancales, des phrases à peine sèches, je change le décor, l'entourage, la vie. Je peux croire au matin et réparer l'espoir. Je suis fleur bleue, je sais. J'aime Prévert et Néruda. Je m'éloigne des plaquettes aux vers anémiques, aux images à la mode, aux phrases de notaire des poètes notoires. Je ne suis pas théoricien du verbe, mais mangeur de voyelles, suceur d'alphabet, pelleteux de nuages, sniffeux d'air pur. Je ne suis pas d'un beau séjour, mais d'une engeance folle, d'une urgence d'aimer. Pour accoucher de quelques phrases, il faut souvent vivre de vent et de vin cheap. N'est-ce pas Patrice qui se moque des biens. N'est-ce pas Gilbert qui en est mort quand l'ange vint. N'est-ce pas Juan entre les ténèbres de l'asile et un dieu de lumière qui ne le graciât pas. N'est-ce pas Artaud entre la scène et les piqûres. N'est-ce pas Gauvreau entre l'ascèse et l'orignal épormyable. N'est-ce pas Louis Geoffroy brûlant avec ses mots dans une chambre à louer. N'est-ce pas Giauque entre la peur et le suicide. N'est-ce pas Cabral, Chenet, Sananès, André Laude. J'ai parfois peur que de l'encre prenne la place de mon sang, que je m'accroche aux mots pour me tenir debout, qu'un poème remplace la vraie chaleur humaine, que chaque phrase ne soit qu'une ride sur le visage du papier.

 

Tous les Petit Poucet ont perdu leurs cailloux, mais la route suit son cours comme un mauvais élève. J'étais trop vieux pour mon enfance, maintenant je suis trop jeune pour mon âge. Je ne suis jamais où je dois être. Je savais tout. Je ne sais plus rien. La gueule ouverte, la bouche bée, je rote, j'éructe, je glapit. J'invente des ruisseaux sans savoir où ils mènent. Certaines fleurs s'effacent devant d'autres, sans raison semble-t-il. J'aime les ronces et les orties, les pommes sures et l'amertume des groseilles, les grenouilles quand elles chantent et les canards qui font couac. Les fausses notes parfois servent la mélodie. À mesure que j'invente, j'oublie ce que j'invente. Je tourne en rond comme un poisson d'aquarium. Le temps s'arrête. Autour de moi, tous les objets semblent attendre. Les chaises perdent pied. Les livres bâillent sur les étagères. L'armoire aux pattes de lion rentre ses griffes. Le robinet du bain perd son eau. L'ombre se tord dans les plis des vêtements. Quelque chose guette derrière les murs, les fentes, les fenêtres. Le salon délire et la table tournoie. Les poumons toussent dans la cage thoracique. Le cœur sautille derrière les côtes. Le futur s'impatiente. J'ai beau trié le vieux du neuf, je ne trouve pas ce que je veux. Je ne sais pas ce que j'attends. Je suis un homme parmi les hommes, un atome parmi les atomes, un sourire ou une grimace dans la foule, un pas perdu parmi les traces de pas. Je me dépatouille de l'ombre. Je patauge dans une phrase où quelques mots surnagent, des embryons d'images, des fœtus de pensées, de fétus de paille transformés en virgules. La pluie dilue mes larmes, mais l'encre les écrit.

 

Il y a de tout chez l'homme, l'amour des autres, l'amour de soi, l'amour des bêtes et de la flore, l'amour des pierres et de la faune. Il y aussi la haine, la peur au ventre, la boule d'angoisse, les boules Quiès, la pomme d'Adam rongée par le ver des années, le vert des écorces moussues, la paume des mains calleuses tenant la plume ou le marteau, les pannes du cœur, la panure du silence, tout un moucharabieh d'images et de voyelles, de sons et de consonnes, et puis les mots, le placenta des phrases, le fœtus d'une idée, les beaux noms des lieux-dits, le nom des villes étrangères, les noms de la géographie, le nom des plantes et des oiseaux, l'alphabet des bruits, les pattes de mouche, les lettres en petite troupe d'animaux rampant sur le papier, le vocabulaire, la syntaxe, les verbes à conjuguer pour conjurer le sort. Certains jours de mauvais augure, il n'y a plus que la colère, une colère aux seins nus guidant la liberté, une colère aux dents pourrites grugeant la pomme de discorde, une colère aux yeux perçants griffant la trame des images, une colère du tabarnak, du saint-chrême, du saint ciboire de crisse, une colère du yable et du bonyeu, une colère d'encre noire, une colère de femme, celui d'une louve protégeant ses petits, une colère de sac et de ressac. Parfois, il n'y a rien à faire. On gueule contre la vie, en hiver avec sa pelle, en été dans la poussière. On crache ses poumons, ses dernières dents, ses derniers rêves, ses derniers mots d'amour. On s'obstine avec le vent et le cri des oiseaux, la voix fêlée du train-train et le grincement des portes. C'est à chacun de trouver sa route.

 

Jean-Marc La Frenière

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