À la merci du vide
On naît où l’on meurt, en chemise de nuit ou en culottes de peur, en guenilles de soif ou en haillons de faim, en crasse de malheur ou en crouton de pain. Il fait un temps à coucher dehors. Les mots s’enfoncent dans la voix comme un couteau mal affuté. De bouts de laine en bouts de lin, je rempaille les phrases. Dans ce pays d’érable et de résine, il fait froid même en été. Faut-il en rire ou en pleurer ? Faut-il le dire ou le taire ? Faut-il en vivre ou en mourir ? Dans ce pays de neige et de grésil, les hommes se réchauffent au feu de bois, aux plinthes électriques, aux fournaises à l’huile. Faut-il boire ses larmes, cuver son vin, faire son pain ? Dans ce pays d’épines et d’aubépines, les sources font des trous dans la glace pour trouver un peu d’eau. Faut-il la boire ou la cracher ? Dans ce pays de rhumes sans atout, les rois sont fous, les cavaliers avancent de guingois, les damiers font les pions, les tours sont penchées et les reines sont nues.
Chaque fleur attend son fruit. Chaque arbre perd ses feuilles. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je ne suis qu’un homme. Le temps de la nappe et de la soupe, le temps du pain et de la farine, le temps de l’orme et de l’érable, le temps du bois et de la table, le temps de la chaleur et du feu réchauffe l’amitié. Il y a plusieurs façons de mourir, à coup de fusil, à coup d’automobile, à coup de maladie. Il y a plusieurs façons de vivre, en homme, en femme, au coude à coude, au corps à corps, en amour, en désespoir de cause, en colère ou en haine. Entre l’avenir et le passé, le rêve passe le relais. À travers les saisons, les graines deviennent plantes. Les fleurs font des fruits. Je ne porte pas les mots comme on porte un fusil mais un panier de fraises. Il y a plusieurs façons de chanter, de faire des dessins, d’écrire. Il y a plusieurs façons d’aimer, souvent mal, souvent bien. Cela s’appelle la vie.
J’écris à la façon d’un artisan, avec de l’encre et du papier, des clous et des planches verbales, des vis et des virgules, de la ponctuation et des lettres alphabétiques, de la prose à la sueur des pages, une écharpe de laine, les doigts d’une main, le pouce d’une mitaine, les mailles d’un tricot, les pas sur les bords des routes. Le dos commence à la naissance des épaules comme l’eau des idées à la source du cerveau. Je laisse le sommet à la merci d’un gouffre et le rêve en lambeaux. J’écris comme cet oisillon tombé du nid, ce champignon qui perd son chapeau, cette louve sans ses loups, cet homme qui perd la tête. La vie est comme la neige en hiver, la plante après la graine, le fruit après la fleur. Elle est aussi la corde d’un pendu, le dessin d’un enfant, un vieillard nourrissant les pigeons, sa femme encore vivante qui parle avec ses fleurs, les vagues sur la mer, l’espoir d’un bateau juste avant son naufrage.
Quand un homme guérit, un autre souffre quelque part. S’il n’a pas eu de meute, mon loup cherche avec moi celle qui est partie. J’écris avec des mots qui boitent. Les virgules me servent de béquilles. J’avance entre chaque départ, chaque valise, chaque balise, de la source au torrent, de la soute à la cime, du paquet de lettres d’amour jusqu’à l’armoire en pin, du quignon de pain jusqu’au bouquet de fleurs, de la faïence des mots ébréchée par le temps jusqu’à la céramique, de la graine qui toque sous la peau du jardin jusqu’au tambour de pluie. Le vent pétale dans la douceur des fleurs sur le vélo des parfums. Des larmes se débattent au milieu des phrases. L’encre noircit les pages de la confiance à la conscience. Les routes s’ouvrent en même temps que les fleurs. À la merci du vide, je marche vers le plein.
Jean-Marc La Frenière