Déconfinés

Publié le par la freniere

Nous avons été consignés pendant deux mois, cernés par un virus, et aujourd’hui nous sortons de chez nous, autorisés par les instances qui nous contrôlent et font peser sur nous le poids d’une surveillance qui nous écrase presque immatériellement, comme le kilo de plumes. Nous sortons, il fait un vent terrible, un vent biblique. Nous allons voir si le sang du commerce circule à nouveau. Nous rentrons dans le centre commercial avec ces barrières de gestes qui nous sont coutumiers et tout autant artificiels. Nous suivons, bétail consenti, des chemins tracés, marqués, les places qui nous sont attribuées, nous nous enduisons les mains de gel, nous respirons mal sous nos masques. Nous parcourons les allées, nous voyons des choses moches, belles, inutiles, joyeuses, le pêle-mêle que nous avions presque oublié. Ça ne raccorde pas. L’avant et l’après sont dissociés. Nous regardons des livres, nous pensions les vouloir tous. Nous achetons des graines de plantes pour notre voisine (ne pas être venu pour rien). Nous pensons que tout ça va s’effondrer. Nous sortons. Les pelouses n’en sont plus, le chiendent est beau. On le voit comme on ne l’avait jamais vu, dans ce vert absolu, lui le prolétaire dans l’ordre des plantes que nous avons institué et qui est un ordre total, c’est-à-dire ce qui décide de ce qui a valeur ou pas. Nous voyons toutes les mauves, tous les boutons d’or, toutes les fleurs du trèfle, tout ce qui surgit sans que nous en sachions le nom. Nous avons soudain sous les yeux la révolution. Ce qui circonvient et surgit. Un seul mot d’ordre : vivre. Tenter le tout pour le tout de la vie qui ne capitule pas sous les ordres. Ça ne nous réconforte pas, car nous avons vu notre niveau de soumission, nous n’avons pas risqué le tout pour le tout de la vie, obéissants, au titre même de notre sauvetage. Nous avons été dans les mâchoires de fer des obligations. Il nous a semblé que nous le devions. Nous sommes dans une haute tristesse, nous n’étoufferons pas d’un virus mais de notre observance. Nous ne savons plus. Cet accablement de gosses de riches nous ne pouvons même pas le considérer. Nous hésitons sur tout. Nous ne savons plus. Nous voyons bien que ce qui s’est institué ne nous sera pas rendu. Nous voyons bien que ce que nous avions nous ne le désirons plus. Nous sommes sidérés, incrédules, comme un homme qui vient de perdre sa main, qui ne peut pas le réaliser, qui regarde ce qui est lui et ne l’est plus. Une dissociation majeure. Nous regardons les carpes dans le bassin. C’est étrangement beau et lointain. La vie d’avant pouvait s’y attarder, s’en réjouir, s’associer à la beauté qui nous ignore.

Jane Sautière

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