La mémoire est un pays

Publié le par la freniere

La mémoire est un pays qui ne semble pas guérir. Elle charrie les blessures d’antan, les scories, les cicatrices mémorielles, les traces, les défaites, les égarements de la raison. C‘est une sorte de maladie imaginaire dont je souffre moi aussi. Les arbres en hiver sont pleins de larmes gelées. Les plantes sont pleines de sève au printemps. Les feuilles rougissent en automne. Les fleurs en été sont pleines de couleurs. Je crée un feu avec les cendres, une lumière avec de l’ombre, des phrases avec des mots, un homme avec un corps, une âme avec un homme.

Dans le murmure du silence, l’orchestre joue pianissimo. Le batteur joue du balai sur la caisse claire. Guilbeault fait glisser ses cordes rouges sur la peau noire de Mingus. Chaque écoute est une bulle de musique où s’égrènent les arpèges du piano. Deveault étire ses doigts sur le clavier. La clarinette de Bélanger se mêle au saxophone de Derome, la trompette de Jolicoeur aux rythmes des cymbales de Lavergne. À l’archet, au cuivre, aux notes blanches et noires, l’ossature de l’oreille s’enveloppe d’un épiderme musical.

Qu’elle tombe plus tôt ou plus tard, c’est la même pluie qui arrose la terre. L’eau des ruisseaux coule comme un fil de lumière, la lame d’un couteau, un éclair d’orage ou un rayon laser. Le dialogue est une communion d’essences. Le vent mollit quand il veut. On vit avec ses rêves comme la blessure avec son sang, le malade avec son mal. Je m’entoure de nature et hume tous les fruits. Je m’accroche aux racines. Le souffle du silence fait partie du langage.

Des oiseaux minuscules viennent picorer mes mots. Leur chiasse se mêle aux taches d’encre. Grelottant dans leurs squats, les sdf sont les seuls à croire aux châteaux en Espagne. Ils en espèrent la chaleur et le croquant du pain. Dans l’espace qui sépare chacun, nous habitons le souffle. La pauvreté est le luxe de la misère. La condition sociale encourage la tolérance. Une langue se verse au flot des autres langues. J’entends le silence dans les mots qu’on écrit. Je peux voir les images entre les parenthèses. Elles sont comme les nuages dans le ciel, les mages au milieu du réel. Elles flottent dans l’épaisseur des marges. Elles font la chasse-galerie pour traverser le temps.

Je bois du ciel. Je mange des racines. Il faut se contenter du soleil et de l’eau., du blé qui pousse, du bleu qui tousse, des fleurs qui éclosent. Il faut se satisfaire des plantes et de la chlorophylle. Ce qui nous chasse du monde nous y rattache aussi. Le feu et l’air se mélangent, les images et les mots, l’âme et la chair. Il n’y a pas de bon ou de mauvais amour. Il y a ce qu’on en fait. La maladie suppose la guérison, la blessure le remède. Sous le pansement des mots, le sens perd son sang et tache le papier. De gribouillis en gribouillis, je découvre le monde.

Il y a ceux qui vivent et tous ceux qui ont peur, ceux qui pleurent et en meurent. Il y a ceux qui osent affronter le malheur. Il y a le sang, la sève, le mucus. Il y a les tripes l’âme et le cœur. Il y a le temps qui passe ou qui ne passe pas, l’espace qu’on respire, la couleur des choses. Il y a le feu, le vent, le froid. Il y a l’éclair et le tonnerre, l’averse et le beau temps, les bûches d’érable et la sueur, la chair de poule, la semelle de botte, le pain du jour, le vin du soir. Il y a ceux qui préfère la haine à l’amour de chacun, la gâchette à l’épine du rosier, la garcette au bois du coudrier, la purée de cailloux à la compote de fruits, une gorgée de sable à l’eau fraîche des ruisseaux.

Jean-Marc La Frenière

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