Sur le sens du mot migrant
J’ai toujours trouvé faux le nom qu’on nous donnait : émigrants.
Le mot veut dire expatriés ; mais nous
Ne sommes pas partis de notre gré
Pour librement choisir une autre terre ;
Nous n’avons pas quitté notre pays pour vivre ailleurs, toujours s’il se pouvait,
Au contraire nous avons fui. Nous sommes expulsés, nous sommes des proscrits.
Et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer mais l’exil.
Ainsi nous sommes là, inquiets, au plus près des frontières,
Attendant le jour du retour, guettant le moindre changement
De l’autre côté, pressant de questions
Chaque nouveau venu, sans rien oublier,
sans rien céder,
Sans rien pardonner de ce qu’on a fait, sans rien pardonner.
Ah ! Le silence du Sund ne nous abuse pas !
Les cris qui montent de leurs camps nous les entendons jusqu’ici.
Nous-mêmes
Ressemblons à des rumeurs de crimes qui auraient réussi
À franchir les frontières. Chacun de nous marchant,
Souliers déchirés, dans la foule
Dénonce la honte qui souille aujourd’hui
notre terre.
Mais nul d’entre nous
Ne restera ici. Le dernier mot
N’est pas encore dit.
Bertolt Brecht in Poèmes de Svendborg, 1939 (éd. L’Arche, 1966)
(Trad. Gilbert Badia et Claude Duchet)