Charlotte Delbo
Charlotte Delbo est un écrivain français née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine, ainée de quatre enfants. Son père est chef monteur.
Elle adhère à la Jeunesse communiste en 1932, elle rencontre Georges Dudach en 1934, qu'elle épouse.
Elle est l’assistante de Louis Jouvet, de 1938 à 1941, jusqu'au départ du comédien, en mai 1941, pour une tournée en Amérique latine. Quand elle apprend la mort sous la guillotine d’André Woog, un jeune architecte de leurs amis, en septembre 1941, elle décide de rejoindre son mari en France et entre dans la Résistance.
Ils font partie du « groupe Politzer », en charge de la publication des Lettres françaises. Georges Politzer, le philosophe communiste qui avait donné son nom à ce groupe, est fusillé en mai. Charlotte et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942. Il sera fusillé au Mont Valérien, le 23 mai 1942, à l'âge de 28 ans.
D’abord incarcérée à la prison de la Santé, à Paris, elle sera déportée ensuite à Auschwitz, par le convoi du 24 janvier 1943, un convoi de 230 femmes dont elle racontera le destin, après la guerre. Elle est l’une des 49 femmes rescapées de ce convoi et portera, le reste de sa vie, le numéro 31661 tatoué sur le bras. Envoyée à Ravenbruck parmi un petit groupe de huit, le 7 janvier 1944. Libérée par la Croix-Rouge le 23 avril 1945, elle est rapatriée en France en passant par la Suède.
Après la guerre, elle travaille pour l’O.N.U. puis, à partir de 1960, au C.N.R.S., avec le philosophe Henri Lefebvre qui avait travaillé avec Georges Politzer avant guerre.
Elle écrit une œuvre faite de récits, de pièces de théâtre et de poèmes, autour de la déportation. Ces livres figurent parmi les plus forts sur ce sujet, aux côtés de l'œuvre de Primo Levi, Robert Antelme, Imre Kertesz et Jorge Semprun.
Elle meurt à Paris le 1er mars 1985.
Auschwitz et après 3 tomes
Aucun de nous ne reviendra, Minuit éd., 1970.
Une connaissance inutile, Minuit éd., 1970.
Mesure de nos jours, Minuit éd., 1971.
Spectres, mes compagnons, Maurice Bridel, Lausanne, 1977 ; réédition, Berg international, Paris, 1995.
Théâtre
La sentence, pièce en trois actes, P.-J. Oswald, 1972.
Qui rapportera ces paroles ?, tragédie en trois actes, P.-J. Oswald, Paris, 1975. Réédition HB, Aigues-vives, 2001.
Maria Lusitania, pièce en trois actes, et le coup d'État, pièce en cinq actes, P.-J. Oswald, Paris, 1975.
La ligne de démarcation et la capitulation, P.-J. Oswald, Paris, 1977.
Vous voudriez savoir
poser des questions
et vous ne savez quelles questions
et vous ne savez comment poser les questions
alors vous demandez
des choses simples
la faim
la peur
la mort
et nous ne savons pas répondre
nous ne savons pas répondre avec vos mots à vous
et nos mots à nous
vous ne les comprenez pas
alors vous demandez des choses plus simples
dites-nous par exemple
comment se passait une journée
c'est si long une journée
que vous n'auriez pas la patience
et quand nous répondons
vous ne savez pas comment passait une journée
et vous croyez que nous ne savons pas répondre.
Ô vous qui savez
saviez vous que la faim fait briller les yeux
que la soif les ternit
Ô vous qui savez
saviez vous qu'on peut voir sa mère morte
et rester sans larmes
Ô vous qui savez
saviez vous que le matin on veut mourir
que le soir on a peur
Ô vous qui savez
saviez vous qu'un jour est plus qu'une année
une minute plus qu'une vie
Ô vous qui savez
saviez vous que les jambes sont plus vulnérables
que les yeux
les nerfs plus durs que les os
le coeur plus solide que l'acier
saviez vous que les pierres du chemin
ne pleurent pas
qu'il n'y a qu'un mot pour l'épouvante
qu'un mot pour l'angoisse
Saviez que la souffrance n'a pas de limite
l'horreur pas de frontières
Le saviez vous
Vous qui savez.
Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez pas,
vous,
qu'on revient de là-bas
On revient de là-bas
et même de plus loin
Je reviens d'un autre monde
dans ce monde
que je n'avais pas quitté
et je ne sais
lequel est vrai
dites-moi suis-je revenue
de l'autre monde?
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs là-bas
chaque jour un peu plus
je remeurs
la mort de tous ceux qui sont morts
et je ne sais plus quel est le vrai
de ce monde-là
de l'autre monde là-bas
maintenant
je ne sais plus
quand je rêve
et quand
je ne rêve pas.
Moi aussi j'avais rêvé
de désespoirs
et d'alcools
autrefois
avant
Je suis remontée du désespoir
celui-là
croyant que j'avais rêvé
le rêve du désespoir
La mémoire m'est revenue
et avec elle une souffrance
qui m'a fait m'en retourner
à la patrie de l'inconnu.
C'était encore une patrie terrestre
et rien de moi ne peut fuir
je me possède toute
et cette connaissance
acquise au fond du désespoir
Alors vous saurez
qu'il ne faut pas parler avec la mort
c'est une connaissance inutile.
Dans un monde
où ne sont pas vivants
ceux qui croient l'être
toute connaissance devient inutile
à qui possède l'autre
et pour vivre
il vaut mieux ne rien savoir
ne rien savoir du prix de la vie
à un jeune homme qui va mourir.
J'ai parlé avec la mort
alors
je sais
comme trop de choses apprises étaient vaines
mais je l'ai su au prix de souffrance
si grande
que je me demande
s'il valait la peine.
Vous qui vous aimez
hommes et femmes
homme d'une femme
femme d'un homme
vous qui vous aimez
pouvez-vous comment pouvez-vous
dire votre amour dans les journaux
sur des photos
dire votre amour à la rue qui vous voit passer
à la vitrine où vous marchez
l'un près de l'autre contre l'autre
vos yeux dans la glace rencontrés
et vos lèvres rapprochées
comment pouvez-vous
le dire au garçon
au chauffeur de taxi
vous lui êtes si sympathiques
tous les deux
des amoureux
vous le dire sans rien dire
d'un geste
Chérie, ton manteau, n'oublie pas tes gants
vous effaçant pour la laisser passer
elle souriant paupières abaissées qui se relèvent
le dire à ceux qui vous regardent
et à ceux qui ne vous regardent pas
par cette assurance qu'on a quand on est attendu
dans un café
dans un square
cette assurance qu'on a
quand on est attendu dans la vie
le dire aux animaux du zoo
ensemble qu'il est laid celui-ci celui-là qu'il est beau
d'accord sincèrement
ou non
n'importe
y pensez-vous seulement
comment pouvez-vous et pourquoi
le dire à moi
je sais
je sais que tous les hommes ont aux femmes les mêmes gestes
tes gants chérie, tes fleurs que tu oublies
chérie m'allait bien à moi aussi
je sais que toutes les femmes
ont aux hommes le même ravissement
il prenait ma main
protégeait mon épaule
comment osez-vous
à moi
je n'ai plus à sourire
merci chéri tu es gentil
chéri lui allait bien à lui aussi.
Et ce désert est tout peuplé
d'hommes et de femmes qui s'aiment
qui s'aiment et se le crient
d'un bout de la terre à l'autre.
Je suis revenue d'entre les morts
et j'ai cru
que cela me donnait le droit
de parler aux autres
et quand je me suis retrouvée en face d'eux
je n'ai rien eu à leur dire
parce que
j'avais appris
là-bas
qu'on ne peut pas parler aux autres.
Auschwitz et après, II, Une connaissance inutile
Charlotte Delbo