Gérald Neveu

Publié le par la freniere

  

J’écrirai du Nord comme du Sud j’écrirai des lettres pleines de promesses et de vengeances une pluie de lettres qui s’abattra écaillant les joues les fronts de leurs coins durs de leurs arêtes dures 

   J’écrirai d’assis de debout en dormant en fuyant les crocodiles et les rochers féroces 

   Je soulèverai des tonnes de déserts pour me cacher pour écrire des lettres des tonnes et des tonnes de vent de silence 

   Personne ne verra grimacer mon visage personne ne saura que j’ai faim 

   On dira me voyant au restaurant ou devant une pile d’oiseaux mécaniques on dira c’est un copain ou bien je lui ai prêté ma brosse à dents ou bien on ne dira rien Mais j’écrirai des lettres de l’Est et de l’Ouest et du Sud-Ouest ou du Nord-Nord-Est Et ceux-là reculeront qui auront cru passer à travers mon corps Et les lettres seront de grandes images transparentes pleines de serpents et de maisons à plusieurs étages 

   Et ceux-là qui ouvraient de grandes bouches pour rire pâliront et souffriront Ils ne sauront pas encore ce que c’est que la faim — non bien sûr —  mais ils diront Peut-être a-t-il faim Alors on répétera dans les cercles de famille Peut-être a-t-il faim On dira A-t-il faim en se serrant un peu davantage au coin du feu ON DIRA on dira Il faudrait peut-être crier pour l’effrayer ou mettre des jattes de lait devant la porte pour l’apaiser Mais celui qui le premier aura vu mon visage oh alors celui-là dira des choses incompréhensibles Il sera bête il aura envie de s’asseoir au soleil et de baver 

   Trop tard Les lettres tomberont des étagères des huiliers par la chasse du tout-à-l’égout Des lévriers de papier tireront de grandes langues rouges qui saliront l’air qui empliront les vêtements qui brûleront fébrilement les derniers scrupules les derniers aboiements de l’or 

   Je serai alors environ au centre de la  

                             ROSE DES VENTS

   

Je ne meurs pas pour une noble cause
Et tous les diables et toutes les fables
N’ont pas sourire plus inhumain
Que cette volée de ciel noir
À travers ma figure
Je ne meurs pas pour une noble cause
Une belle plaie de mercurochrome
Contre le mur
Comme un faux incendie
Comme une bouche qui ne vient pas à terme
Allez, va ! Gentils lapidaires !
Vous ne lapiderez de vos diamants et saphirs
Que les angles jaunes
Où vous vous abritez
Je ne meurs pas pour une noble cause
Je vous l’ai déjà dit
Car il pleut très souvent
Et je n’ai d’autre protection
Que la grimace des faux-jours
Où il faut bien que je reconnaisse
Un terrible sourire
Plus doux que l’infini des verres d’alcool
Plus chauds que ma tête
Roulant dans des abîmes tapissés de tessons
Je ne meurs pas pour une noble cause
Et vous souriez de pitié
Du fond de la grimace universelle.

Bibliographie
Les sept commandements, 1960

Livres posthumes :
Gérald Neveu, par Jean Malrieu, collection Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1974
Une Solitude essentielle, Guy Chambelland, 1972
Poèmes 1945-1960, Auch, L'Arrière-Pays, 1992
Fournaise obscure, PJ Oswald, 1967

Publié dans Les marcheurs de rêve

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