Richard Desjardins

La plus belle chose qui soit arrivée à la chanson francophone depuis bien longtemps, s'appelle Richard Desjardins.
De ce québécois se dégage la même évidence, la même force des mots, la même étonnante présence physique qu'un Brel par exemple.
Seul avec son piano ou sa guitare, le gars d'Abitibi subjugue et chante de sa voix grave et plus forte que le vent depuis la toundra glacée en quête d'une rose, jusqu'à la présence tentaculaire des villes et des mines, jusqu'à ce cancer des multinationales Yankees qui bouffe l'âme du Québec.
Heureux de la pluie violente de ses mots, de l'orage qui gronde dans sa voix, meurtri car les fenêtres ouvertes par cet immense poète sont encore si peu fréquentées.
En cavale du monde trivial et marchand, Richard Desjardins est un miracle que l'on n'attendait plus dans la chanson, un "serment de rosée" sur des vies asséchées.
Les chansons de Richard ne sont pas des poèmes, rassurez-vous, mais tout simplement des oiseaux qui passent, un vent qui se lève.
Un chat sauvage dans la gorge, Richard fait se lever les plaintes immobiles et urgentes. Des multinationales, aux immigrés clandestins, aux Indiens oubliés, à Satan dans les villes, Richard Desjardins nous apporte du feu pour guérir nos mémoires brûlées. Il refuse de croire que « le mot terre vient de terreur », et toutes ses chansons palpitent de la rage de vivre debout au soleil.
Richard Desjardins est immense, son cœur est un oiseau, la terre est son jardin
Et quand on l'aime une fois, on l'aime pour toujours pour paraphraser sa seule chanson chantée par d'autres.
"Il aura le nom de Richard, faut pas compter sur le hasard". Ainsi nous est advenu en mars 1948 à Oranda, ville minière en Abitibi, " boutte du boutte ", bout du monde francophone, à six cents km au Nord de Montréal. Le 16 pour être précis, va débouler ce météore blasé, ce révolté d'un pays colonisé par la Babylone d'à côté. Et cet homme, l'homme aux chansons-frissons, est un homme debout.
Lui le Français d'Amérique, l'homme sans concession, sait être saisissant dans ses histoires, ses chroniques amères ou burlesques, ses accents mélangeant les techniques de scénario du cinéma américain, et les fulgurances du surréalisme, Richard est au partage des eaux de l'émotion et de la lucidité. Il déboule comme un coureur des bois dans la chanson et d'ailleurs il sait que les forêts suintent au fond de lui. Comme son père qui déjà travailler le bois, il est issu de tous ces arbres, où parfois il voit passer le peuple invisible des Algonquins qu'il célebrera plus tard, voulant comprendre leur errance et leurs malheurs. La plupart des étés de sa vie il les a égréné au coeur des forêts natales et près de "son lac", le lac Vaudry près de Rouyn-Noranda. C'est là qu'il a "aiguiser ses sens" et depuis les eaux et les forêts suintent à jamais en lui. C'est là qu'il a su ce que voulait dire préserver le paysage.
Fasciné par les légendes et les histoires de préférence médiévales, il parle aussi bien d'Eléonore d'Aquitaine que du pauvre Lomer de Carcassonne lapidé par l'intolérance des hommes. Il proclame que toute vie doit être ouverte vers autrui et il nous appartient de savoir ce que nous laissons après nous, nous qui jetons les forêts, les rivières et les gens comme du papier froissé autour de hamburgers. Cette tolérance en bouclier face aux obèses triomphants, ce cri d'alarme il le porte dans ses films comme "L'Horreur Boréale" que Richard a rebaptisé "l'Erreur boréale" et qui a eu un effet immense au Québec, son dernier film "Le peuple Invisible" sur les Amerindiens beaucoup moins car si les Québécois parlent aux arbres, ils sont muets envers leurs proches humains, tétanisés par le monceau d'injustice faite aux natifs, qu'ils ne peuvent reconnaître. Dans ses monologues et ses chansons il réveille et secoue l'engourdissement des âmes.
Ecrivain, cinéaste, "claviériste" comme il dit, compositeur, rocker, chanteur, il est avant tout un voyageur parmi les hommes. Il "tient le journal de bord des humains" comme le disait Vigneault. S'il milite c'est pour sauver les rêves et donc refaire le monde:
" S'cuse-moi, je m'en vais
Je reviens dans une heure
Faut qu'j'aille changer le monde "
Méditation sur des ruines, appels de naufrageur, épopées ou paroles simples comme la trace de la laisse d'un chien, les chansons de Richard Desjardins sont éclatantes et urgentes. Elles semblent être là depuis toujours, comme ces Indiens passant par le détroit de Behring, comme des étoiles qu'aucun matin ne pourra éteindre, qu'aucun dollar ne saura mettre à genoux.
Amour, révolte et tendresse roulent en débâcle dans ses chansons secouées de rock, de blues, et de grands pans de silence. Ses chants d'amour sont parfois comme orages qui grondent en chants de contestation, en cri de colère contre l'injustice. Coeur qui bat furieusement, mots qui cognent dans un strident "Boom Boom", Richard Desjardins est un homme lucide et tendre, ironique et fraternel.
Après avoir bourlingué dans les brasiers des mines d'or ou de cuivre, les désespérances des villes, remonté le courant vers les Amérindiens, connu les opprimés, vendu ses poèmes dans les rues, mélangé le goût âcre du passé avec l'alcool fort des jours à venir, Richard Desjardins est apparu sur le tard sur la scène québécoise, vers les années 70.
Lui le natif du nord du nord du Québec, après les serres innombrables des bars, des petites scènes vacillantes, il est parvenu, soleil noir, à devenir la parole des "derniers humains".
J'allonge l'éternité
j'agrandis l'univers,
le soleil à tes pieds
et ma vie en travers.
Ce n'étaient plus les mots d'azur et de neige des Leclerc ou Vigneault mais ceux qui courent la nuit noire, ceux de l'urgence, de la solitude acérée des villes, du cri de révolte des vies intérieures.
Lui avec "le loup qui dormait sur la poitrine", son allure émaciée de prédicateur du prochain retour de l'aube contre les pluies noires tombant sur nos mémoires, il nous a dit d'une voix qui déchire de l'intérieur : "Ouvre tes yeux, ouvre ton cœur" à nous tous qui sommes perdus mais encore vivants.
Seul face à son piano ou brandissant sa guitare il nous fait découvrir un chant profond. Chansons-appels, chansons-réquisitoires, chansons d'humour noir, Richard Desjardins, la lucidité aux lèvres, emporte tout sur son passage.
Le voir sur scène est une rencontre qui laisse heureux et meurtri, et son dernier passage à Toulouse n'a pas encore fait retomber les cascades de mots qu'il nous avait fait partager. Il faudrait ici longuement parler non pas seulement de la présence charismatique de Richard sur scène, mais surtout de la très grande beauté de ses textes:
La nuit dormait dans son verseau,
les chèvres buvaient au rio
nous allions au hasard,
et nous vivions encore plus fort
malgré le frette et les barbares. (Les Yankees).
La plupart sont édités en livre de poésie (recueil Paroles de chansons 1991). Et même sans la musique, ils frappent fort en nous. Quand ils s'en vont tous ces mots, il ne nous reste pour le restant des jours que "rien dans les mains, une poupée sans bras, une laisse d'un chien";
Comment avions-nous nous pu vivre sans Richard Desjardins, l'alcool d'érable des vies fortes? Déjà sans le savoir il nous manquait comme nous manquaient les chants des arbres et le cri des torrents. Il nous redonne le partage des eaux, des flots et de la nature. Voleur de feu, impatient, il nous tient chaud.
Depuis que nous l'avons convaincu « qu'il ne faut jamais céder au désespoir car il ne tient jamais ses promesses », Richard avec son rire et sa mitraillette contre les fascismes (sa guitare !), est un sacré coup de whisky blanc sur nos routines. Ne vous endormez pas veillez encore et toujours, nous hurlent ses chansons. Ne cédez jamais à la loi du plus fort et ne devenez jamais "comme des chiens en pacage"!
Avec sa voix rauque, lourde "d'heavy métal", il embarque son monde avec "ses Polaroïd de l'esprit et du cœur avec beaucoup de pudeur". Peintre musical de l'immensité humaine il est un souffle neuf, il plonge au plus profond des choses de la vie, et Léo Ferré, là-haut doit se frotter les mains.
Après un long séjour à Toulouse où sa personne irradiante fut notre grande joie, Richard est rentré au Québec, a mis quelques-unes de ses chansons de France en disque fin 2003, - Kanasuta-, puis s'est tu quelque temps après quelques tournées, complètement accaparé par sa vie de citoyen combattant pour la planète en péril. Il s'est battu pour s'opposer à un projet de centrale hydroélectrique sur la rivière Mégiscane, au nord-est de l'Abitibi, pour lutter contre la déforestation. Et la bêtise aveugle de l'argent a réculé!
Les rivières et les forêts lui disent merci quand elles l'entrevoient dans son chalet où brûle plus fort que son feu de bois sa guitare enceinte de nouveaux chants. Il sait entendre les contes de forêts, celle de « Là où les diables vont danser ». Et lui tient la musique et les mots pour que les diables reviennent enfin faire rendre gorge aux spéculateurs.
En mars 2004 la France enfin l'honore du Grand prix de l'Académie Charles Cros, il n'est jamais trop tard...
Mais lui hors des chemins battus, des carrières, des compromissions, continue sa route. "Richard Desjardins et sa guétard", Richard et ses mots en partage tracent la belle sente vers l'humain.
Il nous dit que l'on pourra copier ses chansons quand lui pourra cloner sa bière, il a raison. Mais alors pourquoi clone-t-il si bien nos rêves?
Soyez les premiers "à goûter aux amandes", je vous le dis, Richard Desjardins est immense, et son profil d'oiseau ouvre le ciel, ouvre les mers intérieures.Chaude est la nuit, encore embuée d'aube, puissant est le chant, Richard Desjardins avance vers vous:
"Nous aurons des corbeilles pleines
de roses noires pour tuer la haine
des territoires coulés dans nos veines
et des amours qui valent la peine."
Gil Pressnitzer sur Esprits nomades
Akinisi
Paroles et Musique: Richard Desjardins ( 1988 "Les Derniers Humains")
C'est quand même incroyable qu'on soit encore vivants
à cent mille sous zéro et depuis cent mille ans.
Peu importe comment le décor te programme,
c'est toujours les tropiques quand tu aimes une femme.
Tout commença quand ils se sont perdus un jour ;
le traîneau de secours s'est perdu à son tour.
Le caribou couché dans la gueule du loup
j'ai pris de vieilles étoiles pour me faire un igloo.
Dans la toundra
Sursum corda.
Pourquoi Alashuack me parle-t-il ainsi,
tourisme de nylon, aliène que je suis ?
Dans un ciel éclaté aux bouches des cratères
je me demande si nous sommes encore sur terre.
J'ai bel et bien perdu la trace, me dit-il,
ne tentons pas la panique, c'est inutile.
Je suis une légende et toi t'es une affaire,
j'te donne l'éternité et tu me donnes une bière.
Dans la toundra
y a des bons gars.
Le petit point là-bas, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est ?
Un trou dans la glace ? Un loup dans ma trace ?
Ici, c'est comme ailleurs, c'est comme la mémoire,
tout ce qui s'éloigne prend la couleur du noir.
Un météore blasé, un casino viking ?
Une armée en déroute, quelqu'un qui nous fait signe ?
Ton ennemi juré qui te voit dans sa mire
ou l'homme de pierre t'épargnant le pire ?
Dans la toundra
tu ne sais pas.
Peut-être le beau temps découvrant la rocaille,
des animaux masqués en smoking funérailles.
La pauvre kipaluk accouplée à son chien,
ils auront les yeux bleus, des dollars plein les mains.
La carcasse de l'avion, le pilote aux yeux fixes ;
la cargaison d'alcool de l'hiver de trente-six,
ils l'ont toute bue pendant que les bêtes passaient.
Rappelle-toi, petit, la mort n'arrive jamais
Dans la toundra
'est déjà là.
Akinisi, aussi, je crois que je l'attends.
Elle est passée comme une outarde au printemps.
Si tu savais combien d'années il a fallu
pour qu'elle vienne sur ma couche toute nue.
Elle est sourde et muette et secouée de transes,
elle s'en fut se marier à un mur de silence.
J'entends parfois la nuit sa prière électrique.
Quel oiseau de malheur, ô quel chant magnétique.
Dans la toundra
Kamasutra.
Vous autres, vous dites que le monde est petit ;
jamais pourtant je n'ai revu Akinisi.
Le petit point là-bas, c'est peut-être le chasseur
qui pose son fusil, le soir, près de son cœur.
S'il ramène de la viande il aura de la peau
et encore des enfants pour manger le troupeau
qui s'en va, qui s'en va, qui s'en va.
Akinisi, viens ici, dans mes bras !
C'est quand même incroyable qu'on soit encore vivants
à cent mille sous zéro et depuis cent mille ans.
Peu importe comment le décor te programme,
c'est toujours les tropiques quand tu aimes une femme.
J'ai la trajectoire, la tension et la cible.
Mon rêve a le métal des armes inadmissibles.
Je mangerai les dieux tombés à mes côtés
et je ne plierai que devant la beauté.
Je sens déjà rouler le frisson sur ma nuque,
mon âme s'envoler dans un blizzard de sucre.
Je savoure mon thé et je ferme les yeux.
Mourir de froid, c'est beau, c'est long, c'est délicieux.
Je me perdrai encore et encore, tant que
je n'aurai pas trouvé cet être qui me manque.
Pour célébrer cela, tu vas faire quelque chose ;
en arrivant au sud, tu m'envoies une rose.
Dans la toundra
ou au-delà.
Richard Desjardins