René Crevel

René Crevel naît le 10 août 1900 dans une famille de la bourgeoisie parisienne. Son père dirige une imprimerie, et sa mère, femme austère et rigide, veille à l'éducation de ses quatre enfants. Il apprend le piano, suit le catéchisme et fréquente le prestigieux lycée Janson-de-Sailly. L'événement qui marque cette enfance demeure assurément le suicide de son père, par pendaison, alors que René a 14 ans. Sa mère ajoute au traumatisme : elle conduit son fils devant le corps du pendu et se répand en invectives. Crevel n'aura désormais qu'une ambition : s'éloigner de ce milieu castrateur.
Les premiers pas dans le milieu littéraire.
A l'âge de 18 ans Crevel fait le choix de s'inscrire à La Sorbonne en droit, mais aussi en lettres. Il ne suit pas les cours de manière assidue mais passe beaucoup de temps à lire et à discuter avec cette jeunesse qui fréquente les artistes venus du monde entier pour conquérir Paris, capitale de la culture et des arts. Trois ans de service militaire (pratiqué à mi-temps : seules les matinées sont dues à l'armée) lui permettront mieux encore de s'impliquer dans la mouvance littéraire du moment. C'est en effet à la caserne de Latour-Maubourg que Crevel se lie d'amitié avec Marcel Arland, Henri Cliquennois, François Baron, Georges Limbour, Max Morise et Roger Vitrac. Ce groupe de jeunes gens s'intéresse de près aux mouvements d'avant-garde littéraire qui agitent l'Europe (futurisme, dadaïsme, etc.). En 1921, ils font paraître le tout premier numéro de leur revue : Aventure. Rapidement le groupe est frappé par la polémique qui oppose les partisans de Tristan Tzara, chef de fil de Dada, à ceux d'André Breton (les futurs surréalistes). Crevel suit Tzara, mais entretient cependant de bonnes relations avec Breton qui l'invite en septembre 1922 à initier les surréalistes aux sommeils hypnotiques. De là datent les premières frictions avec Robert Desnos, membre qui contribua à tenir Crevel à l'écart du surréalisme.
Les premiers romans, ou l'écriture du moi.
En 1923, Dada est moribond. Par ailleurs, Crevel, irrité par les reproches de Desnos, préfère se détacher des surréalistes. Il est pourtant très attiré par certaines des activités du groupe de Breton, notamment lorsqu'il s'agit de s'engager politiquement (ce qui lui vaut de participer, de manière ponctuelle, à quelques actions communes, avant d'être officiellement exclu du groupe en octobre 1925). En outre, la liaison plus ou moins heureuse qu'il entretient alors avec le peintre américain Eugene MacCowan fait resurgir en Crevel de sombres pensées qui accroissent ses incertitudes. Pour la première fois, il décide d'en rendre compte dans un livre. Détours paraît en 1924. Il sera suivi de deux autres romans : Mon Corps et moi (1925) et La Mort difficile (1926) qui participent de la même dynamique. Crevel y transpose, de manière à peine voilée, sa vie et ses angoisses. Le suicide de son père et la haine ressentie pour sa mère s'y trouvent convoqués de manière systématique, sur le ton de la dérision et de l'humour noir. Lorsqu'il ne trouve pas à s'exprimer à travers l'écriture, ce besoin d'explorer les profondeurs de son esprit conduit Crevel, après la mort de sa mère, à consulter un psychanalyste. Ces trois ouvrages présentent aujourd'hui l'intérêt de témoigner fidèlement d'un "mal du siècle" dans lequel se reconnaissait une certaine jeunesse des années folles.
Babylone et Etes-vous fous ? : deux romans "expéri-mentaux".
Même si, depuis octobre 1925, il est tenu à l'écart des surréalistes, Crevel n'en demeure pas moins convaincu que le groupe de Breton reste le seul à pouvoir changer efficacement les mentalités. Mais il n'approuve pas la totalité de leurs engagements et de leurs recherches. Par exemple, dans divers articles, Crevel dénonce l'inaptitude de l'écriture automatique à rendre compte fidèlement de processus inconscients. De la même façon, persuadé que la mise en écriture, et que l'acte même de l'énonciation en altère l'authenticité, il voit dans les récits de rêves des figures vagues et imparfaites de notre "panorama intérieur". Aussi va-t-il chercher, à travers les deux romans qui vont suivre, à recomposer grâce à l'art de l'écriture cet "état de rêve" qui fascine depuis 1922 les surréalistes, et dont Freud a entrepris l'étude. Sa première tentative l'amène à visiter l'imaginaire des enfants. La narration de Babylone passe en effet à travers les yeux d'une petite fille qui rêve la réalité autant qu'elle la vit. La révolte de Crevel contre sa famille est encore bien perceptible, et l'on voit assez facilement comment son héroïne, dont le père est parti avec le belle Cynthia qui "ressemble à la mort", est une transposition au féminin de son expérience. Etes-vous fous ? parvient mieux encore à traduire l'univers du rêve. Ce livre, Crevel l'a commencé alors qu'il était en sanatorium en Suisse. Durant les longs mois de solitude que lui impose depuis 1926 la tuberculose, Crevel a eu le temps d'explorer en profondeur son âme, d'analyser les divagations de son esprit. Toujours est-il que ce roman, qui paraît après bien des péripéties en 1929, met en oeuvre une véritable stratégie imitative du rêve : prédominance des analogies, personnages arbitraires, affabulation grossière mêlée d'éléments autobiographiques (sa rencontre amoureuse avec Mopsa Sternheim s'y trouve par exemple évoquée), etc. Avec Etes-vous fous ?, Crevel a véritablement réussi à réconcilier roman et surréalisme.
Les années de l'engagement.
En 1929, l'exil de Trotsky ne laisse pas les surréalistes indifférents. Crevel est invité à s'exprimer sur le sujet. Certes, le rapprochement semble plus facile à présent que Desnos est parti, mais ce sont surtout les nouvelles résolutions du groupe de Breton, plus engagé vers la révolution, qui motivent Crevel. A partir de 1930, et pour autant que la tuberculose le lui permette, il participe avec ardeur aux activités des surréalistes. Il en devient même l'un des membres les plus virulents si l'on en juge par ses pamphlets. Ce besoin d'engagement se lit également dans le choix qu'il fait, à cette même époque, de laisser de côté le genre romanesque pour se consacrer à des essais. Ainsi, de 1930 à 1933, paraissent successivement ou l'anti-obscurantisme, Le Clavecin de Diderot et Nouvelles vues sur Dali et l'obscurantisme. Les Pieds dans le plat, qui paraît en 1933, reprend la forme du roman. Mais on est bien loin de ses premiers récits qui transposaient à l'envi le traumatisme originel. Le héros de son livre, celui qu'il appelle le "prince des journalistes", est en fait une caricature, tout à fait explicite pour les lecteurs de l'époque, de Léon Bailby, propriétaire du quotidien parisien Le Jour. Guidé par ses lectures de Feuerbach, Hegel, Marx et Lénine, Crevel se livre dans Les Pieds dans le plat à une sévère critique des valeurs bourgeoises de la troisième République. Sa soif de militantisme l'amène en février 1935 à regagner les rangs de l'A.E.A.R. (association des écrivains et artistes révolutionnaires) assez proche du P.C.F. Par cet acte, que n'imitent pas les autres surréalistes, Crevel s'affranchit définitivement de l'autorité de Breton. Les derniers mois de sa vie sont consacrés à l'organisation du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, dont l'initiative revient à l'A.E.A.R. Crevel s'épuise à force de conférences. De plus, à sa grande déception, les efforts qu'il déploie pour que les surréalistes obtiennent la parole lors du Congrès, malgré l'incident survenu entre Breton et Ehrenbourg, restent vains. Enfin, lui qui se croyait totalement guéri, apprend, le 16 juin, qu'il souffre à présent d'une tuberculose rénale. Le lendemain, dans la nuit du 17 au 18 juin 1935, il se suicide au gaz dans son appartement.
Bibliographie :
• Détours, (1924), Paris, société nouvelle des éditions Pauvert, 1985, 186 p. [Ouvrage accompagné d'un dossier préparé par M. Carassou et J.-C. Zylberstein contenant des lettres et des articles de R. Crevel ; préface de M. Carassou].
• Mon Corps et moi, (1925), coll. "Biblio", Paris, Le Livre de poche, 1991, 258 p. [Ouvrage accompagné d'un dossier préparé par M. Carassou et J.-C. Zylberstein contenant quelques poèmes et articles de R. Crevel ; préface de Jean Frémont].
• La Mort difficile, (1926), coll. "Biblio", n° 3085, Paris, Le Livre de poche, 1987, 194 p. [Ouvrage accompagné d'un dossier préparé par M. Carassou et J.-C. Zylberstein contenant quelques lettres et articles de R. Crevel ; préface de Salvador Dali].
• Babylone, (1927), Paris, J.-J. Pauvert, 1975, 263 p. [Ouvrage accompagné d'un dossier préparé par M. Carassou et J.-C. Zylberstein contenant divers articles de R. Crevel].
• L'Esprit contre la raison, (1927), Paris, société nouvelle des éditions Pauvert, 1986, 338 p.[Texte suivi de Paul Klee (1930), Renée Sintenis (1930), Dali ou l'anti-obscurantisme (1931), le Clavecin de Diderot (1932), des Nouvelles vues sur Dali et l'obscurantisme (1933) et d'autre écrits théoriques sur le surréalisme ; préface d'Annie Le Brun].
• Etes-vous fous ?, (1929), coll. "L'Imaginaire", n° 75, Paris, Gallimard, 1981, 182 p.
• Les Pieds dans le plat, (1933), Paris, Société nouvelle des éditions Pauvert, 1985, 320 p. [Ouvrage accompagné d'un dossier préparé par M. Carassou et J.-C. Zylberstein contenant divers articles de R. Crevel ; préface d'Ezra Pound].
• Le Roman cassé et derniers écrits, (1934-1935), Paris, Société nouvelle des éditions Pauvert, 1989, 160 p. [Préface de Louis Janover].

Crevel par Dali
la Ville, en veine de coquetterie, ce jour-là, et parfumée au vieux journal mouillé, dès qu'elle eut vu ce phénix inespéré, pensa qu'il ne serait pas d'un vilain effet sur son chignon. Elle saute à la pâtisserie la plus proche, achète des meringues au vitriol et des croquignoles à la dynamite, offre ces douceurs à l'oiseau de feu. Mais lui, pas si bête, se refuse à la séduction des sucreries traîtresses. Voici l'empoisonneuse verte de rage et qui tient à se venger. Elle crie, gesticule, jusqu'à ce qu'il y ait rassemblement autour d'elle, et alors commence une harangue :
"Ce que vous avez cru d'abord une flamme, puis un aigle, braves gens, chers imbéciles, n'est qu'une grande dinde à l'oeil de rat, gueule de raie et ailes en mou de veau, plus trouée qu'un châle-tapis que votre arrière-grand-mère aurait oublié de mettre dans la naphtaline. Et garde-toi bien de crier à la merveille, toi, la plus grosse et la plus naïve de tous, marchande de volailles. Grande bête ! Si le prestidigitateur faisait vraiment naître de son mouchoir, d'un fond de chapeau haut de forme, ou des basques de son habit en queue de morue, tant de poules et pigeons, tu ne risquerais guère de devenir millionnaire. Cet aviateur à plumes, sorti d'un trombone, tu ne vas pourtant point prétendre qu'il a poussé du cuivre, comme les champignons de la terre humide. L'oiseau n'est qu'un sale voyou. Parce qu'il a entendu que le pape disait "Nous" en parlant de soi, lui, qui aime à faire le zigoto, veut qu'on l'appelle "Poumons", au pluriel, avec un s. Un propre à rien qui ne sait même pas respirer."
*
Ce jour était le 8 août.
Dans la rue, une femme marchait et sans appel, ses talons affirmaient chacun sa petite sécurité.
J'enviais le mois d'août, la pendule, la femme, les talons. Sur mes persiennes le soleil battait plus douloureux que mon coeur contre mes côtes.
Alors pour me refuser aux tentations de la solitude, j'allai voir une fille de mes amies.
Nue dans l'atelier de ce peintre qui lui servait d'amant, elle s'attendrissait à jouer d'un doigt La Prière d'une vierge. "Déshabille-toi, Paul n'y est pas." Nous passâmes par tous les âges de l'humanité ; mais elle fut surtout mère et deux heures durant ne quitta mon corps à la façon d'un buveur son breuvage que pour me donner de bons conseils. Elle poussa la conscience jusqu'à me refuser certain sortilège grâce à quoi j'eusse, poussière dans un cube de cristal, accepté sans angoisse la compagnie de tous problèmes.
Je m'en allai triste ; la voix que je n'avais pu taire s'obstinait :
"Tu as le remords d'avoir tué ton père sans avoir
même acquis cent années de souvenirs.
Toujours les neurasthénies comme des fleurs en mie de pain.
Si tu essayais du trictrac.
Sautent les dés.
Homme ou femme?
Chien ou chat?
Mais il y aura le chien qui sera tout de même un chat, encore la vieille chanson des départs qui
restent et puis ce fauteuil de bois.
Les poitrines n'ont plus qu'un sein tout en haut
des corps sans sexes ;
Ton enfance fut aux curés en jupes de femmes ;
dans la crypte du Sacré-Coeur tu n'as pas su faire
l'amour.
Un oiseau dans ton cerveau.
Cet oiseau sans voix,
cet oiseau qui n'a pas volé,
cet oiseau qui n'a pas chanté
apte au seul frisson de l'inutilité.
Comme des frères il aimait
les bateaux petits ;
bateaux colibris,
leur essaim posé
n'a rien enseigné.
Rouille, sang des carcasses
figé dans la mort,
et puis toujours et puis encore
alentour une eau si lasse
avec le plomb des ménagères
trop souvent mères.
Tu as froid mais ne sais ni mourir ni pleurer.
Triste entre les quais méchants
que tout homme ici-bas méprise,
tu vas, fleuve des villes grises
et sans espoir d'océan."
*
Relevant leurs jupes de mensonge,
les grosses molles républiques
designent comme des puits de vérité,
au fond des forêts publiques
leurs trous à virginités,
puis disent : tiens prends mon pouvoir public.
Elles parlent à ceux dont le sang est poussière,
la verge, un tire-bouchon philanthropique
et les couilles, deux pauvres lampions
ramassés dans les poubelles du libéralisme,
un lendemain de quatorze juillet.
Le cerveau c'est couleur de sperme
et Jean-Jacques Rousseau déjà,
celui dont le cercueil genevois
devait servir de berceau à la Société des Nations,
à chaque masturbation,
annonçait, pour le bonheur des précieuses à fanfreluches,
les belles dont il était la coqueluche
« Mesdames venez voir couler une cervelle. «
Mais on a beau être conservateur, le foutre ne veut
pas se laisser mettre en bouteille,
tandis qu'un cerveau,
si on ne le porte que le Dimanche, jour de repos,
pour ne pas l'user trop vite,
la semaine, on le range sous le globe jumeau
de celui qui, entre deux candélabres,
pour le plus bel ornement des cheminées vertueuses
abrite la symbolique couronne de fleurs d'oranger.
Car la vieille pucelle
est digne de M. l'Intellectuel
puisque, si le pucelage vaut son pesant d'or
et vaut son pesant d'or aussi l'intellectualité,
sur le pont des pesants d'or
ne peuvent que se rencontrer
la vieille pucelle
et M. l ‘Intellectuel.
Et voilà comment toute grosse molle république
prend pour maquereau un pseudo philosophique.
Elle le donne en successeur à Dieu.
Or Dieu dit à Adam
« Tu travailleras à la sueur de ton front" ,
et c'est l'abominable histoire du paradis perdu
qui se répète,
quand sont offertes
des petites écoles, en guise d'éden provisoire
tandis que M. l'Intellectuel réserve à sa jouissance
les fruits de l'arbre de la science.
Il veut qu'on apprenne, simplement,
à le vénérer lui et son caprice
et la boîte à malices
qui sert d'écrin à ses délices.
Homme des rues, homme aux poings durs
casse les vieilles garnitures
toutes les porcelaines des raffinements
écrase lobe par lobe
puis jette au fumier les cerveaux sous globe.
Arrache à toutes les marionnettes leurs nerfs pourris,
fais-en des cordes pour les violons de leurs si distinguées mélancolies
et souviens-toi que si M. l'Intellectuel
pense avec ses bretelles,
et le Monsieur de la psychologie
avec son parapluie,
le gracieux poète
avec ses tire-chaussettes
leurs compères
Messieurs les militaires
avec quoi pensent-ils donc
sinon
avec mitrailleuses et canons ?
*
Le capitalisme ne se suicide pas, on le suicide, et pas en soufflant dessus. Ses monuments sont mieux plantés en terre que la muraille de Jéricho des légendes. La chanson humanitaire que tant de dromomanes s'en vont chanter de par le monde, les petits cantiques du pacifisme bondieusard, voilà qui non seulement n'ébranlera point les pierres officielles, mais au contraire vise à cimenter d'opportunisme, de résignation, les moindres moellons, les plus infimes parcelles de ce qu'il s'agit d'abattre.
Le mensonge libéral, produit spécifiquement français, on sait ce qu'il vaut, ce qu'il nous vaut. On n'a pas oublié ce qu'il nous a valu. On peut prévoir ce qu'il nous vaudra. La France se pose en championne de la liberté individuelle, c'est-à-dire elle entend plus que jamais défendre la liberté de quelques individus, minorité d'exploiteurs dont le bon vouloir et les caprices ne demandent qu'à continuer de s'exercer aux dépens des exploités.
Si les exploiteurs n'aiment pas toucher au bas de laine, entamer le magot, (connais-tu le pays où fleurit l'avarice ?) ils sont, par contre, prodigues de belles paroles (connais-tu le pays où fleurit l'éloquence ?) Des mots, toujours des mots, des mots qui ont perdu toute valeur. On est en pleine inflation verbale. Cette fausse monnaie à peine fabriquée, son effigie prometteuse, déjà, s'encrasse. Ses traits s'effacent. Avec ce qui en demeure, on ne saurait reconstituer un visage. En parler bourgeois, rien n'a plus de sens, ne veut plus rien dire, ou plutôt n'a de sens, ne veut dire que par grimaçante, odieuse antiphrase.
Parce que la guerre sévit à l'état endémique aux colonies, dès que le colonisateur se livre en tel point, tel jour, un peu plus férocement qu'ailleurs, que d'habitude, à son activité massacreuse, il est parlé de pacification.
Ainsi est-il reconnu par l'impérialisme lui-même, que sa paix ne s'oppose point à sa guerre. Guerre et paix impérialistes se confondent. Front unique contre leur bloc. Front unique pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile.
*
Elle porte collier de visages en papier mâché, mais son chignon joue à l'arc de triomphe.
Ainsi, avant l'ère des nuques rases, toute patronne de bistrot, à coups de guiches, frisettes, franges, boucles, nattes, compliquait, en de chimériques architectures, l'édifice de cheveux et d'orgueil, à même le sol du crâne. Or la dernière auvergnate, penchée sur le zinc d'un comptoir, où se mire sa tignasse bouffie de crêpes, cimentée à la brillantine, étayée de peignes et barrettes, façon écaille, nymphe de gargote, narcisse femelle, mais défiant tout vertigo - elle vous en donne sa parole - car la tête est bonne, certes, meilleure que celle du freluquet sempiternellement penché sur un ruisseau, et, à poils, le chinois de paravent, la graine de propre à rien, à poils, dehors, dès potron-minet, à se regarder, va donc chochotte, les yeux, le nombril et toute la boutique, tant et si bien qu'il a fini par choir dans la flotte, d'où on l'a repêché mort et nu, plus nu que la main, puisque... mais ne me faites pas dire des cochonstés, ma bonne ma chère, fouchtri, fouchtra...
...l'ultime maritorne anachroniquement fière du château poisseux et tarabiscoté qui la couronne, déesse de la mayonnaise qui ne cache rien de ce qu'elle sait des cosmogonies, de la politique, des adultères de quartiers, tandis que, goutte à goutte, dans un bol, tombe l'huile de sa sauce, n'est pas la seule de qui s'inspire la Ville.
Mais la grande pétrifiée, au reste, toujours prête, sans qu'on lui demande son avis, à se prétendre capitale du goût, s'est rappelé que les moukères arrangent leurs sequins en parures.
Aussi, cette fille de la fille aînée de l'Église, sur une poitrine asymétrique dont elle a baptisé un sein, et encore le droit, Sacré Coeur ( à noter, entre parenthèses, que les enfants de cinq ans trouvent des syllabes à la fois autrement exactes et mystérieuses pour l'état civil de leurs doigts de pieds), l'autre Panthéon(Pan parce que la donzelle, férue d'antiquité, ne déteste pas, non plus, un petit air de flûte et se réjouit fort de ce qui claque : gifles, tir à la carabine, jeux de mots et de mitrailleuses, coups de fusil et de canon ; théon explicable par la seule faute du scribe, qui, avec le même nombre de signes, moins de prétentions et plus de vraisemblance, eût tout bonnement inscrit téton à son registre), sur un bas-ventre qui a juste ce qu'il faut d'obélisque pour jouer les hermaphrodites et s'appelle lui aussi d'un nom composé (d'abord trois lettres, chacune au sommet du triangle où se tapit ce qui de la femme est le plus apprécié mais le plus calomnié, puis le substantif corde, comme si cette coquette entendait qu'on se pendît au sien), sur son coeur en forme de Palais-Royal, son nombril qui lui sert de fosse aux ours, ses bras, ses jambes, parfumées au goudron, elle a imprimé le tatouage négatif et glacial de la monnaie-du-pape.
Monnaie du pape, monnaie de singe, petites lunes en papier, soeurs par la sécheresse d'une grisaille qu'elles maquillent, si la boîte à sardines oubliée au pôle, par l'explorateur, peu curieux du paysage, a réjoui la boitante famille des pingouins, l'homme qu'une impitoyable main de fer, sans gant de velours, vient d'arracher au naufrage illimité du sommeil et des draps, meurtri dans son regard et le secret de sa poitrine, blessé au sang par l'acier, dont, après avoir déchiré sa vitre, vient de le frapper la ville casquée, cuirassée de gelée blanche, l'homme n'est plus qu'un moribond relief de nuit.
Ses yeux ? des étoiles qui s'éteignent, deux feux follets rentrés à l'écurie. Avec des transparences
René Crevel