Alain Gheerbrant
Alain Gheerbrant a tout fait, ou presque : explorateur, il a dirigé en 1949-1950 l'expédition Orénoque-Amazone; éditeur, il a publié, chez K éditeur qu'il a fondé après la guerre, Artaud, Bataille, Arp. Benjamin Péret et quelques autres ; homme de plume, il a beaucoup traduit, adapté, écrit, notamment le célèbre Dictionnaire des symboles (avec Jean Chevalier, 1969)... Mais il fut aussi ethnologue, cinéaste, envoyé spécial... et - cadet de famille bourgeoise désargentée - apprenti militaire à Saumur. Cette vie riche, rebelle à toute habitude, à tout système de pensée, aventureuse, irréductible, l'écrivain en saisit les lignes de crête dans le va-et-vient de la mémoire : de la jungle amazonienne au parc de la maison familiale, de Bogotá en 1948 à Cuba en 1967, de la France occupée à Saint-Germain-des-Prés libéré... il retient l'anecdote révélatrice, la rencontre déterminante, la quintessence. Et c'est le portrait d'un homme ouvert au monde qui s'élabore peu à peu, d'un écrivain en marche, en un mot d'un poète - du grec potétès, celui qui fait.
"Alain Gheerbrant est devenu explorateur parce qu'il était poète." Claude Roy
Bibliographie :
La Transversale (Actes Sud, 1999 - ) : ses mémoires
Júlio Pomar, peinture et Amazonie (La Différence, 1997)
Mouvement perpétuel (1995)
L´Or ou l´Assassinat du rêve (Actes Sud, 1992)
L´Amazone, un géant blessé (Gallimard, 1988)
Dictionnaire des symboles (Robert Laffont, 1969-1982), écrit avec Jean Chevalier
Le Récit Inca (Gallimard, 1976)
L'Église rebelle d ´Amérique latine (Le Seuil, 1968)
Congo noir et blanc (Gallimard, 1955)
Les secrets de la forêt vierge ( LIRE 1954), images de René Moreu
Des hommes qu'on appelle sauvage ( R.Marin, 1953)
Orénoque-Amazone ( Gallimard, 1952 - 1992)
Anthologie de la poésie naturelle ( K éditeur, 1949), en collaboration avec Camille Bryen
L´Homme ouvert ( Fontaine, 1945)
Filmographie :
Des hommes qu'on appelle sauvage
La Véritable Histoire d'Artaud-le-Momo, 1993
dessin: Antonin Artaud
En sortant de l'avion je fus déçu.
Il faisait froid jusqu'au cou, aigre jusqu'aux oreilles. Il pleuvait. Un sale petit crachin d'octobre mal éveillé.
Un sale petit vent de Toussaint.
Un sale petit ciel de dix heures du matin en plein après-midi, un sale petit ciel de ville avec de la fumée dans les coins.
Qui comprendrait ce que je venais chercher ? Il suffisait que je veuille parler, que je tente de m'expliquer pour que cessent les conversations et que s'arrêtent les gens avfec impatience autour de moi.
«Alors ! disaient tous ces regards, il se dépêche, oui !»
Il me semblait être tombé encore une fois dans un monde qui n'avait plus de temps à perdre.
Il me fallut ruser, cacher au fond de ma poche dans mon poing serré, le rêve qui m'amenait là, ne le montrer qu'à la dérobée, dans l'ombre des porches et dans les rues du peuple, lézardées de nuit, et dans les cafés allumés comme des étoiles au bout de la ville.
Le monde était recouvert de craie, c'était une nuit de plein jour, et par où la traverser ? Je cherchai le fil.
...
Quand tout un peuple fut mort ou noyé dans l'alcool, une politique rigoureuse s'instaura dans l'ordre et la dignité. Ce fut elle qui entreprit de tout restaurer et qui pansait plaies et cratères en ce mois de septembre où j'arrivai. Tout était nettoyé, plâtré, bétonné, mais le 9 avril fumait encore dans les hauts comme dans les bas quartiers.
À Bogota où j'arrivais en septembre 1948 pour chercher un monde oublié mais qui continue d'exister, il fait froid et l'eau bout à quatre-vingt-cinq degrés sur deux mille six cent trente mètres de montagnes et de rochers.
À quatre degrés en contrebas, sur la barre rouge de l'équateur, chantent les singes et les perroquets posés, l'air est plein d'eau et les palmiers font place à la forêt où marchent nus, couverts des plumes du musée, les caciques, les sorciers et les guerriers. Depuis l'aéroport de Bogota où je débarquai, il me fallut huit mois pour attraper le fil de la rampe qui passe par les orchidées, les musées, les hauts et les bas quartiers, et qui descend jusqu'où j'allais m'aventurer.