Georges Picard

Publié le par la freniere

L'Anachorète du XVe arrondissement

Georges Picard est de ces écrivains qui jouent le sens de leur vie dans la littérature et y sacrifie leur existence sociale.

 

Fils d'ouvrier, employé dans une usine à sardines puis journaliste à «60 millions de consommateurs», Georges Picard est l'auteur de quinze livres à la musique délicate.

 

Il est un peu notre Cioran, l'amertume et le goût du désastre en moins. Comme le génial ­Roumain, il a sacrifié dans sa jeunesse à l'illusion de changer le monde par la violence, avant de devenir athée en politique. Comme lui, il a beaucoup vagabondé à travers la France, à vélo et surtout à pied, pour tenter de trouver un sens à sa vie. Enfin, il a préféré le retrait aux tapages médiatiques et vit comme un anachorète en plein Paris, dans son appartement du XVe arrondissement, où il nous reçoit.

 

Depuis Brèves nouvelles du monde publié en 1986 jusqu'au Philosophe facétieux, paru il y a quelques jours chez José Corti, son éditeur depuis quinze ans, Picard a écrit une quinzaine de livres remarquables par leur qualité de style et leur sobriété de ton. Ses sujets sont l'errance, l'ivresse, l'insomnie, l'amour, la philosophie, et par-dessus tout, l'insondable mystère de celui que l'on est pour soi-même. « Ce que peut espérer de mieux celui qui s'autobiographie, c'est de moins bien se comprendre après qu'avant, en étant plus près du noyau brumeux de son être », écrit-t-il dans Le Vagabond approximatif.

 

Vagabond et approximatif : ces deux termes vont comme un gant à Georges Picard dont l'existence a commencé par un naufrage. Il y a d'abord ce grand blanc qu'est l'absence d'une mère alcoolique qu'il n'a jamais connue. Pris en charge par l'organisation de secours aux enfants de déportés et orphelins juifs (OSE) qui s'occupe aussi des familles juives démunies, il se réfugie dans les livres sous l'influence de son ouvrier de père, qui lui donne le goût des classiques. Il lit Montaigne et ­Rousseau, découvre Nerval, un vagabond lui aussi, admire Balzac et Dostoïevski.

 

Publié depuis 15 ans par José Corti

 

Gosse de pauvre qui côtoie les riches, il adhère aux Jeunesses communistes dans les années 1960. C'est l'époque où le parti est une contre-société, mais l'institution, trop peu révolutionnaire à son goût, le déçoit. En mai 1968, il rejoint les groupes maoïstes et sacralise la classe ouvrière. Ce n'est pas un violent, tout juste un maladroit. « Le seul pavé que j'ai lancé n'a pas touché la vitre visée, tout juste un réverbère », se souvient Picard. Il a vingt-deux ans et découvre Paris en ville ouverte, les longues balades nocturnes, les amours sans lendemain, les palabres enfiévrées. « Nous vivions cette forme d'épanchement du rêve dans la réalité qu'évoque ­Nerval », explique-t-il. Puis vient la désillusion. Pour rejoindre le « peuple en lutte », il s'embauche dans une usine de sardines à Lorient, en Bretagne. « Mes rêves partaient en lambeaux avec les viscères des sardines et des maquereaux. » Picard, devenu père d'une petite fille, va devoir gagner sa vie avant de prétendre la changer. Après quelques petits boulots, il devient journaliste chez... 50 millions de consommateurs, devenu depuis 60 millions ! Il continue d'y officier, trois jours par semaine. Bigre. Si on lui avait dit à l'époque où il voulait en finir avec la société de consommation qu'il serait le maître d'œuvre de bancs d'essais pour des lessives et des radios-réveils...

Comme beaucoup d'ex-soixante-huitards, Picard, s'il n'a rien renié de sa jeunesse, défend aujourd'hui une certaine idée, fort classique, de la culture et de son apprentissage qu'il pense devoir être fondé sur l'étude des grands auteurs. Ce n'est pas un hasard s'il a choisi de publier tous ses livres chez José Corti, l'éditeur élitiste par excellence.

 

L'ancien gauchiste est devenu conservateur, à sa manière. Il brocarde « ce structuralisme du pauvre » qui a ravagé l'Éducation nationale et fait de tout « jeune » une victime en puissance. Il se fait défenseur de la rigueur grammaticale. Comme d'autres, il pense que la culture littéraire est en voie de marginalisation, ce qui n'est pas contradictoire avec la prolifération de livres transformés en rampes de lancement pour ego. Bref que nous vivons une vilaine époque, mais qu'après tout, c'est depuis toujours le sort de l'artiste d'être non seulement minoritaire, mais la plupart du temps, ignoré. « Je me sens proche de ces écrivains trop engagés dans la littérature pour ne pas y jouer le sens de leur vie, y consumer leur esprit, y sacrifier leur vie sociale... », écrit-il. On peut le croire. Son œuvre en témoigne, qui mérite le détour.


Paul-François Paoli, Le Figaro, 25 septembre 2008

 


Chez José Corti


Histoire de l'illusion, 1993.
De la connerie
, 1994.
Du malheur de trop penser à soi,
1995.
Le Génie
à l'usage de ceux qui n'en ont pas, 1996.

Tout m'énerve, 1997.
Pour les yeux de Julie
, 1998.
Petit traité
à l'usage de ceux qui veulent toujours avoir raison, 1999.
Le Vagabond approximatif,
2001.

Crème de crimes, 2002.
Tous fous, 2003.
 Le Bar de l'insomnie, 2004.
Du bon usage de l'ivresse,
2005
Tout le monde devrait écrire, 2006
Mais dans quel monde vivez-vous, 2007
Le Philosophe facétieux, 2008

Chez Calligrammes

Brèves nouvelles du monde, 1986.
Variations sur le réel, 1988.

 

 

Le voyage minuscule a l'avantage d'être à la portée de tous les tempéraments contemplatifs. Il est facile à programmer, se transporte partout, ne coûte rien, apporte mille surprises. Quant à ses inconvénients, je n'en vois qu'un : c'est un condensé d'illusions, une caractéristique qu'il partage d'ailleurs avec tous les voyages, Claude Lévi-Strauss l'a admirablement montré dans Tristes tropiques. Partir, rester n'est pas une telle affaire. Malgré des centaines de kilomètres parcourus, certaines personnes donneront toujours l'impression d'être fichées en terre, raides, lourdes, comme des bornes kilométriques vouées à la rêverie des autres. Les moines bouddhistes marchent beaucoup ; ils peuvent tout aussi bien trouver ce qu'ils cherchent sans sortir de leur fissure de rocher. Merveilles des merveilles, la lumière, seule image plausible de la divinité, ne cesse de parcourir l'univers à 300 000 kilomètres par seconde. Performance sans égale. Mais qui m'éblouit moins que la douceur rosée d'un soir ou la nacre d'un matin.

Strictement parlant, le terme folie pose problème. J'entends déjà les réprobateurs s'indigner de l'usage trop lâche que j'en fais, dans la mesure où je me crois cerné par des fous, lu par des fous, et fou moi-même. Une sorte de malice me pousserait à exploiter abusivement ce filon en voyant de la folie partout, jusqu'à en mettre là où je n'en vois pas. Il y aurait notamment de l'exagération à qualifier de fous les excès de la Raison même. À la limite, si tout est fou, rien n'est plus fou ! Me serais-je pris à mon propre piège ? Ce ne serait pas la première fois que, voulant faire le malin, je finirais par m'empêtrer dans les lignes d'un raisonnement désinvolte. Voilà le risque quand on oublie de définir.

     D'un autre côté, que pourrait valoir une définition stricte de la Folie ? On ne met pas si facilement cette sorte d'oiseau en cage. Disant, par exemple : est fou ce qui n'est pas raisonnable (j'écarte les définitions pathologiques), qu'ai-je dit, sinon que la folie caractérise l'essentiel des comportements humains ? Là-dessus, l'accord ne se ferait pas si facilement, car chacun est persuadé que la Raison est sa propriété personnelle ou, du moins, qu'il en partage l'usufruit avec les gens qui lui ressemblent, pensent comme lui, se conduisent comme lui. Pour la plupart des humains, la Raison, c'est la logique apparente de l'habitude. Pas étonnant que les inventeurs, les artistes et les excentriques soient généralement considérés comme « piqués ». Mais on apprend vite à traverser le miroir, et à voir dans ces déraillements ce qui se fait d'absolument raisonnable, le reste n'étant qu'une forme plus ou moins apaisée et routinière de la folie maniaque, caractérisée par le respect minutieux d'une programmation sociale organisée autour d'horaires et de rites dont le sens devient de plus en plus problématique à mesure qu'on vieillit.
     On voit bien ici en quoi la Folie se joue de ceux qui se croient plus malins qu'elle. Je suppose qu'elle envoie ses lutins souffler dans les oreilles des parties adverses afin de leur suggérer que leur maîtresse serait flattée de recevoir d'eux sa consécration lexicale au détriment des gens qui ne leur ressemblent pas. Le fou, c'est évidemment l'autre, toujours. Mais chacun étant l'autre de l'autre, la Folie prend aisément possession de tout le territoire de l'humaine discordance. Pour ma part, je me plais à observer comment les esprits rationnels soupçonnent chez les handicapés logiques une faiblesse de constitution intellectuelle, dans le même temps où les pourfendeurs de clarté abstraite accusent les champions de celle-ci de n'être que des pisse-froid, incapables de comprendre la vie. Quel camp est le plus fou ? Il semble qu'ils se stimulent assez l'un l'autre. La concurrence est si rude que l'on est tenté de siffler la parfaite égalité, conformément à la ruse de la Folie, pendant philosophique de la bonne vieille ruse de la Raison quand, prise de folie furieuse, la Raison imaginait qu'elle arrêtait l'Histoire ! Hegel fut sans doute l'un des servants les plus dévoués de la Folie dans sa version intellectuellement paranoïaque. Mais chez lui, au moins, la Folie a de la tenue. On ne peut plus en dire autant chez une bonne partie des écervelés abscons dont il fut le prophète ! Au XXe siècle, la Folie s'est vraiment lâchée, ruant et écumant sur le monde, piétinant tout sur son passage. Le XXIe, en son orée, n'est plus qu'un champ retourné où les derniers adeptes de la modération recherchent la trace d'anciens sillons tracés par d'anciens modérés. Car il fut des époques où la Folie admettait la mesure, quoiqu'elle fût impropre à la pleine expression de son essence. Les sages chinois et les sages grecs nous ont laissé des mélodies philosophiques dont la douceur confucéenne et épicurienne ne laisse pas de charmer quelques oreilles modernes, restées sensibles à la secrète beauté de la retenue intellectuelle. Pour ces Anciens, c'était une façon discrète de faire bon ménage avec la Folie. Nonobstant quelques concessions, ils pouvaient espérer atténuer les fureurs de la nature humaine, subjuguer ses excès et ses aveuglements les plus dangereux pour vivre dans la tranquillité relative d'une sagesse sans majuscule. Pourtant, leurs époques n'étaient pas moins cruelles que la nôtre, si elles étaient moins grotesques. Il faut croire que la Folie, temporairement sous le charme, s'est lassée de cette coexistence un peu mièvre avec des représentants beaucoup trop minoritaires de l'humanité.
     Quelle définition de la Folie pourrait-on oser sans se couvrir de ridicule ? Si j'en tenais une, je ne l'abandonnerais pas facilement. Je sais trop à quel naufrage s'expose un tenant de la méthode géométrique, plus de trois siècles après Spinoza. Du reste, notre monde intellectuel n'est plus qu'une fondrière comparativement à l'époque classique. Il n'y a pas lieu de s'en plaindre, même si la nostalgie peut nous faire regretter un artisanat conceptuel qui s'exerçait dans la douceur feutrée des cabinets et des bibliothèques. La réalité contemporaine se moque de la métaphysique en chambre. En quoi la plupart voient moins une perte qu'un gain. Mais si l'on me passe l'expression, cela fait de belles jambes à la Folie. Peu lui importe que l'on cherche à la cloîtrer dans un article de dictionnaire. Comme l'eau, elle finit toujours par trouver une faille. Ainsi, au moment où l'on pense avoir fixé son visage, elle a déjà opéré l'une de ses métamorphoses habituelles qui la font ressembler à tout autre chose qu'à elle-même. Plus d'une fois, on l'a vue prendre la forme d'une utopie rayonnante, placée sous le patronage de la Raison, du Bonheur et du Salut, afin d'entraîner les peuples dans sa danse démoniaque et les conduire à leur perte. Mais elle a su aussi revêtir le masque de l'efficacité et du bon sens capitalistes pour faire accepter plus aisément aux foules leur esclavage doré. C'est du grand art, et je crois que, sauf à être de mauvaise foi, on ne peut faire moins que saluer l'artiste.

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Heidegger, quel bunker ! Il est fort, le vieux, mais jusqu'à quel point. Un peu plus d'ironie là-dedans aurait permis à la lumière d'entrer. (Que les heideggériens fanatiques ne s'empressent pas, à leur habitude, d'engager une campagne pour défendre leur idole, texte à l'appui. J'avoue ne pas lire l'allemand et à peine le Heidegger en traduction. Mais je ne peux pas toujours prendre Huysmans pour tête de Turc !)

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Georges Picard


Publié dans Les marcheurs de rêve

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