Chair et chant
J’ai récupéré quelques livres. Deux cartons. Il m’a fallut fouiller dans la grange. Deux petits cartons seulement. Ma maison est empilée dans une grange au loin. Là je n’ai rien. Un lit, un bureau. Et maintenant quelques uns de mes livres. « Tu devrais prendre des objets, ta télé… ». J’ai souri. Quels objets ? Ils me sont devenus indifférents. Dérision que ce reste de meubles et de cartons empilés dans une grange. Raccourcis d’un naufrage. Non rien. Deux cartons de livres. Je n’ai pas vraiment choisi.
Un jour je sortirai tout dans le grand champ pour mettre le feu à ces lambeaux de vie. Pour qu’il ne reste rien.
Et puis mes échanges avec « S » me ramènent à Joë Bousquet. Le hasard fait qu’Il se trouvait dans un des deux cartons. Je relis. J’avais oublié presque tout. Mais pas sa rage, pas son exigence, pas la pureté du trait, pas son tranchant. Une parole aiguisée comme un poignard. Cette lutte avec le silence. Contour des chairs, contour du corps. Une poésie sur le fil tendu entre l’immobile et le silence. Faire éclater chaque heure. Extirper le pas du vide, le remettre dans l’abondance de la voix
Jusqu’à l’œillet des yeux. » (J. Bousquet)
C’est Fleur qui me l’a fait connaître. « Traduit du silence ». Fleur j’en ai parlé ici. Fleur cherchait dans le théâtre son corps de paroles, sa chair mue par la chair. Elle lisait Bousquet et jouait du violon. Fleur avait la peau blanche et les rêves écarlates.
C’est étrange comme la chair dans l’écriture fait peur. Comme si on la trouvait de trop, presque indécente.
Le Verbe chair, c’est quand même la pierre angulaire de la création. Un sacre dans la nuit. Le souffle, sur, dans, à travers la matière.
Bousquet prend des notes. Noter, c’est marcher comme le chasseur à l’affût. C’est lui la proie. Il se traque. Il se débusque. S’empêche la fuite….
« Dire à Nelli (son ami confident) qu’on ne fait pas un livre avec des idées ; même si l’on admet comme lui que toute idée pose un rapport nouveau.
Sentir les événements, les écrire : ensuite entrer dans le texte, le dépasser sans le voir ; et fort de ses certitudes, agir, opérer l’acte le plus simple avec ces boulets aux pieds.
Après avoir vécu sur cet écrit pouvoir le relire sans s’arrêter à rien et n’en percevant que le chant.
Que le chant… D’abord la voix. Le texte doit tenir dans sa voix. Tenir en entier. L’œil seul est muet et il n’entend rien au chant. Beethoven est sourd, mais il continue de jouer. L’œil n’est pas suffisant, il a besoin de ses doigts pour entendre.
Que le chant… L’exhalaison de la matière du mot. Le dépassement du mot dans sa traversée. Chopin jusqu’à la dissonance. Aller jusqu’au bout de l’audible, juste avant que l’harmonie se casse. Il y a cet instant juste avant la brisure. Dans Chopin, il y a toujours un point d’effondrement, une note par où passe la lumière.
Décider d’écrire dans les trous, dans les manques. Se donner une chance de mourir. Là.
Inventer de l’éternité pas parce que c’est beau. Parce qu’il le faut.
L’arbre ne fait pas du beau, il fait de l’arbre. Il fait de la puissance d’arbre. Il est constant dans son désir d’arbre. Il est constant dans sa chair d’arbre.
Il s’efforce. Autour du nœud. Autour de la folie qui durcie sa mémoire. Il invente ses branches dans les saisons à venir. Autour du nœud ligneux. Et il appelle le vent et la tempête. Et il appelle ce qui peut le briser. Ce qui doit le briser. L’arbre écrit.
Et la bûche dans le feu dit son poème, raconte sa légende. Les amoureux qui s’y chauffent le savent. Ils entendent, ils écoutent la voix de l’arbre, la chair de l’arbre. Et le feu est l’âme de l’arbre. Et quand le bois craque c’est un silence qui se contracte, c’est le chant de la puissance de l’arbre. C’est la chaleur des étés, c’est les neiges d’hiver, c’est le vol des oiseaux. Et jusqu’aux cendres.
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